Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/45

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crains la misère, les hommes et le vice ; c’est que j’ai toujours vécu renfermée, et que si j’étais hors de Paris je me croirais perdue dans le monde. Tout cela n’est peut-être pas vrai ; mais c’est ce que je sens. Monsieur, que je ne sache pas où aller, ni que devenir, cela dépend de vous.

Les supérieures à Longchamp, ainsi que dans la plupart des maisons religieuses, changent de trois ans en trois ans. C’était une madame de Moni qui entrait en charge, lorsque je fus conduite dans la maison ; je ne puis vous en dire trop de bien ; c’est pourtant sa bonté qui m’a perdue. C’était une femme de sens, qui connaissait le cœur humain ; elle avait de l’indulgence, quoique personne n’en eût moins besoin ; nous étions toutes ses enfants. Elle ne voyait jamais que les fautes qu’elle ne pouvait s’empêcher d’apercevoir, ou dont l’importance ne lui permettait pas de fermer les yeux. J’en parle sans intérêt ; j’ai fait mon devoir avec exactitude ; et elle me rendrait la justice que je n’en commis aucune dont elle eût à me punir ou qu’elle eût à me pardonner. Si elle avait de la prédilection, elle lui était inspirée par le mérite ; après cela je ne sais s’il me convient de vous dire qu’elle m’aima tendrement et que je ne fus pas des dernières entre ses favorites. Je sais que c’est un grand éloge que je me donne, plus grand que vous ne pouvez l’imaginer, ne l’ayant point connue. Le nom de favorites est celui que les autres donnent par envie aux bien-aimées de la supérieure. Si j’avais quelque défaut à reprocher à madame de Moni, c’est que son goût pour la vertu, la piété, la franchise, la douceur, les talents, l’honnêteté, l’entraînait ouvertement ; et qu’elle n’ignorait pas que celles qui n’y pouvaient prétendre, n’en étaient que plus humiliées. Elle avait aussi le don, qui est peut-être plus commun en couvent que dans le monde, de discerner promptement les esprits. Il était rare qu’une religieuse qui ne lui plaisait pas d’abord, lui plût jamais. Elle ne tarda pas à me prendre en gré ; et j’eus tout d’abord la dernière confiance en elle. Malheur à celles dont elle ne l’attirait pas sans effort ! il fallait qu’elles fussent mauvaises, sans ressource, et qu’elles se l’avouassent. Elle m’entretint de mon aventure à Sainte-Marie ; je la lui racontai sans déguisement comme à vous ; je lui dis tout ce que je viens de vous écrire ; et ce qui regardait ma naissance et ce qui tenait à mes peines, rien ne fut oublié. Elle me