Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/451

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— Il s’agit de savoir si Piron a plus d’esprit que Voltaire.

— Entendons-nous, c’est de l’esprit que vous dites ? il ne s’agit pas de goût ? Car du goût, votre Piron ne s’en doute pas.

— Ne s’en doute pas ?

— Non… »

Et puis nous voilà embarqués dans une dissertation sur le goût. Alors le patron fait signe de la main qu’on l’écoute, car c’est surtout de goût qu’il se pique. « Le goût, dit-il… le goût est une chose… » Ma foi, je ne sais quelle chose il disait que c’était ni lui non plus[1].

Nous avons quelquefois l’ami Robbé, il nous régale de ses contes équivoques, des miracles des convulsionnaires, dont il a été le témoin oculaire, et de quelques chants de son poëme sur un sujet qu’il connaît à fond[2]. Je hais ses vers, mais j’aime à l’entendre réciter, il a l’air d’un énergumène. Tous s’écrient autour de lui : « Voilà ce qu’on appelle un poëte !… » Entre nous, cette poésie-là n’est qu’un charivari de toutes sortes de bruits confus, le ramage barbare des habitants de la tour de Babel.

Il nous vient aussi un certain niais[3], qui a l’air plat et bête, mais qui a de l’esprit comme un démon et qui est plus malin qu’un vieux singe. C’est une de ces figures qui appellent la plaisanterie et les nasardes, et que Dieu fit pour la correction des gens qui jugent à la mine, et à qui leur miroir aurait dû apprendre qu’il est aussi aisé d’être un homme d’esprit et d’avoir l’air d’un sot, que de cacher un sot sous une physionomie spirituelle. C’est une lâcheté bien commune que celle d’immoler un bon homme à l’amusement des autres ; on ne manque jamais de s’adresser à celui-ci. C’est un piège que nous tendons aux nouveaux venus, et je n’en ai presque pas vu un seul qui n’y donnât…

J’étais quelquefois surpris de la justesse des observations

  1. Gœthe a fait ici une assez longue note sur le goût. Elle a été traduite par M. Delerot. On la trouvera à la suite des Conversations de Gœthe, t. II, Charpentier, 1863.
  2. Voir la note 3, p. 402. Quant aux contes de l’ami Robbé, ils ont été imprimés en deux petits volumes, et ils ne sont pas du tout équivoques. On n’est pas plus crûment indécent.
  3. De Saur traduit : pintrichon.