Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/476

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lui.

Non, pour le nouveau style. Il n’y a pas six vers de suite dans tous leurs charmants poëmes qu’on puisse musiquer. Ce sont des sentences ingénieuses, des madrigaux légers, tendres et délicats. Mais pour savoir combien cela est vide de ressources pour notre art, le plus violent de tous, sans en excepter celui de Démosthène, faites-vous réciter ces morceaux, ils vous paraîtront froids, languissants, monotones. C’est qu’il n’y a rien là qui puisse servir de modèle au chant ; j’aimerais autant avoir à musiquer les maximes de La Rochefoucauld ou les pensées de Pascal. C’est au cri animal de la passion à dicter la ligne qui nous convient ; il faut que ces expressions soient pressées les unes sur les autres ; il faut que la phrase soit courte, que le sens en soit coupé, suspendu ; que le musicien puisse disposer de tout et de chacune de ses parties, en omettre un mot ou le répéter, y en ajouter un qui lui manque, la tourner et retourner comme un polype, sans la détruire ; ce qui rend la poésie lyrique française beaucoup plus difficile que dans les langues à inversions, qui présentent d’elles-mêmes tous ces avantages… Barbare, cruel, plonge ton poignard dans mon sein ; me voilà prête à recevoir le coup fatal ; frappe, ose… Ah ! je languis, je meurs… Un feu secret s’allume dans mes sens… Cruel amour, que veux-tu de moi ?… Laisse-moi la douce paix dont j’ai joui… Rends-moi la raison… Il faut que les passions soient fortes ; la tendresse du musicien et du poëte lyrique doit être extrême ;… l’air est presque toujours la péroraison de la scène. Il nous faut des exclamations, des interjections, des suspensions, des interruptions, des affirmations, des négations ; nous appelons, nous invoquons, nous crions, nous gémissons, nous pleurons, nous rions franchement. Point d’esprit, point d’épigrammes, point de ces jolies pensées ; cela est trop loin de la simple nature. Et n’allez pas croire que le jeu des acteurs de théâtre et leur déclamation puissent nous servir de modèles. Fi donc ! il nous le faut plus énergique, moins maniéré, plus vrai ; les discours simples, les voix communes de la passion nous sont d’autant plus nécessaires que la langue sera plus monotone, aura moins d’accent ; le cri animal ou de l’homme passionné leur en donne…