Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/485

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moi.

C’est que je crains que nous ne soyons d’accord qu’en apparence, et que si nous entrons une fois dans la discussion des périls et des inconvénients à éviter, nous ne nous entendions plus.

lui.

Et qu’est-ce que cela fait ?

moi.

Laissons cela, vous dis-je ; ce que je sais là-dessus, je ne vous l’apprendrai pas, et vous m’instruirez plus aisément de ce que j’ignore et de ce que vous savez en musique. Cher Rameau, parlons musique, et dites-moi comment il est arrivé qu’avec la facilité de sentir, de retenir et de rendre les plus beaux endroits des grands maîtres, avec l’enthousiasme qu’ils vous inspirent et que vous transmettez aux autres, vous n’ayez rien fait qui vaille…

Au lieu de me répondre, il se mit à hocher de la tête, et, levant le doigt au ciel, il s’écria : Et l’astre ! l’astre ! Quand la nature fit Léo, Vinci, Pergolèse, Duni, elle sourit ; elle prit un air imposant et grave en formant mon cher oncle Rameau qu’on aura appelé pendant une dizaine d’années le grand Rameau, et dont bientôt on ne parlera plus. Quand elle fagota son neveu elle fit la grimace, et puis la grimace, et puis la grimace encore. (Et, en disant ces mots, il faisait toutes sortes de grimaces du visage : c’était le mépris, le dédain, l’ironie ; et il semblait pétrir entre ses doigts un morceau de pâte, et sourire aux formes ridicules qu’il lui donnait ; cela fait, il jeta la pagode hétéroclite loin de lui et il dit : ) C’est ainsi qu’elle me fit et qu’elle me jeta à côté d’autres pagodes, les unes à gros ventres ratatinés, à cous courts, à gros yeux hors de la tête, apoplectiques ; d’autres à cous obliques ; il y en avait de sèches, à l’œil vif, au nez crochu ; toutes se mirent à crever de rire en me voyant, et moi de mettre mes deux poings sur mes côtés et à crever de rire en les voyant, car les sots et les fous s’amusent les uns des autres ; ils se cherchent, ils s’attirent. Si en arrivant là je n’avais pas trouvé tout fait le proverbe qui dit que l’argent des sots est le patrimoine des gens d’esprit, on me le devrait. Je sentis que nature avait mis ma légitime dans la bourse des pagodes, et j’inventai mille moyens de m’en ressaisir.