Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/63

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j’avais les pieds ensanglantés et les jambes meurtries ; j’étais dans un état à toucher des âmes de bronze. Cependant l’on ouvrit avec de grosses clefs la porte d’un petit lieu souterrain, obscur, où l’on me jeta sur une natte que l’humidité avait à demi pourrie. Là, je trouvai un morceau de pain noir et une cruche d’eau avec quelques vaisseaux nécessaires et grossiers. La natte roulée par un bout formait un oreiller ; il y avait, sur un bloc de pierre, une tête de mort, avec un crucifix de bois. Mon premier mouvement fut de me détruire ; je portai mes mains à ma gorge ; je déchirai mon vêtement avec mes dents ; je poussai des cris affreux ; je hurlais comme une bête féroce ; je me frappai la tête contre les murs ; je me mis toute en sang ; je cherchai à me détruire jusqu’à ce que les forces me manquassent, ce qui ne tarda pas. C’est là que j’ai passé trois jours ; je m’y croyais pour toute ma vie. Tous les matins une de mes exécutrices venait, et me disait :

« Obéissez à notre supérieure, et vous sortirez d’ici.

— Je n’ai rien fait, je ne sais ce qu’on me demande. Ah ! sœur Saint-Clément, il est un Dieu… »

Le troisième jour, sur les neuf heures du soir, on ouvrit la porte ; c’étaient les mêmes religieuses qui m’avaient conduite. Après l’éloge des bontés de notre supérieure, elles m’annoncèrent qu’elle me faisait grâce, et qu’on allait me mettre en liberté.

« C’est trop tard, leur dis-je, laissez-moi ici, je veux y mourir. »

Cependant elles m’avaient relevée, et elles m’entraînaient ; on me reconduisit dans ma cellule, où je trouvai la supérieure.

« J’ai consulté Dieu sur votre sort ; il a touché mon cœur : il veut que j’aie pitié de vous : et je lui obéis. Mettez-vous à genoux, et demandez-lui pardon. »

Je me mis à genoux, et je dis :

« Mon Dieu, je vous demande pardon des fautes que j’ai faites, comme vous le demandâtes sur la croix pour moi.

— Quel orgueil ! s’écrièrent-elles ; elle se compare à Jésus-Christ, et elle nous compare aux Juifs qui l’ont crucifié.

— Ne me considérez pas, leur dis-je, mais considérez-vous, et jugez.