Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/65

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en était une. Dans les heures de récréation que nous passions au jardin, je la prenais à l’écart, je la faisais chanter ; et pendant qu’elle chantait, voici ce que je lui dis :

« Vous connaissez beaucoup de monde, moi je ne connais personne. Je ne voudrais pas que vous vous compromissiez ; j’aimerais mieux mourir ici que de vous exposer au soupçon de m’avoir servie ; mon amie, vous seriez perdue, je le sais, cela ne me sauverait pas ; et quand votre perte me sauverait, je ne voudrais point de mon salut à ce prix.

— Laissons cela, me dit-elle ; de quoi s’agit-il ?

— Il s’agit de faire passer sûrement cette consultation à quelque habile avocat, sans qu’il sache de quelle maison elle vient, et d’en obtenir une réponse que vous me rendrez à l’église ou ailleurs.

— À propos, me dit-elle, qu’avez-vous fait de mon billet ?

— Soyez tranquille, je l’ai avalé.

— Soyez tranquille vous-même, je penserai à votre affaire. »

Vous remarquerez, monsieur, que je chantais tandis qu’elle me parlait, qu’elle chantait tandis que je lui répondais, et que notre conversation était entrecoupée de traits de chant. Cette jeune personne, monsieur, est encore dans la maison ; son bonheur est entre vos mains ; si l’on venait à découvrir ce qu’elle a fait pour moi, il n’y a sorte de tourments auxquels elle ne fût exposée. Je ne voudrais pas lui avoir ouvert la porte d’un cachot ; j’aimerais mieux y rentrer. Brûlez donc ces lettres, monsieur ; si vous en séparez l’intérêt que vous voulez bien prendre à mon sort, elles ne contiennent rien qui vaille la peine d’être conservé.

Voilà ce que je vous disais alors : mais, hélas ! elle n’est plus, et je reste seule…

Elle ne tarda pas à me tenir parole, et à m’en informer à notre manière accoutumée. La semaine sainte arriva ; le concours à nos ténèbres fut nombreux. Je chantai assez bien pour exciter avec tumulte ces scandaleux applaudissements que l’on donne à vos comédiens dans leurs salles de spectacle, et qui ne devraient jamais être entendus dans les temples du Seigneur, surtout pendant les jours solennels et lugubres où l’on célèbre la mémoire de son fils attaché sur la croix pour l’expiation des crimes du genre humain. Mes jeunes élèves étaient bien prépa-