Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/67

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Je n’en sais rien.

— Pardonnez-moi. D’abord on n’osera disposer de ma liberté.

— Et pourquoi cela ?

— Parce qu’alors je serai sous la protection des lois : il faudra me représenter ; je serai, pour ainsi dire, entre le monde et le cloître ; j’aurai la bouche ouverte, la liberté de me plaindre ; je vous attesterai toutes ; on n’osera avoir des torts dont je pourrais me plaindre ; on n’aura garde de rendre une affaire mauvaise. Je ne demanderais pas mieux qu’on en usât mal avec moi ; mais on ne le fera pas : soyez sûre qu’on prendra une conduite tout opposée. On me sollicitera, on me représentera le tort que je vais me faire à moi-même et à la maison ; et comptez qu’on n’en viendra aux menaces que quand on aura vu que la douceur et la séduction ne pourront rien, et qu’on s’interdira les voies de force.

— Mais il est incroyable que vous ayez tant d’aversion pour un état dont vous remplissez si facilement et si scrupuleusement les devoirs.

— Je la sens cette aversion ; je l’apportai en naissant, et elle ne me quittera pas. Je finirais par être une mauvaise religieuse ; il faut prévenir ce moment.

— Mais si par malheur vous succombez ?

— Si je succombe, je demanderai à changer de maison, ou je mourrai dans celle-ci.

— On souffre longtemps avant que de mourir. Ah ! mon amie, votre démarche me fait frémir : je tremble que vos vœux ne soient résiliés, et qu’ils ne le soient pas. S’ils le sont, que deviendrez-vous ? Que ferez-vous dans le monde ? Vous avez de la figure, de l’esprit et des talents ; mais on dit que cela ne mène à rien avec la vertu ; et je sais que vous ne vous départirez pas de cette dernière qualité.

— Vous me rendez justice, mais vous ne la rendez pas à la vertu ; c’est sur elle seule que je compte ; plus elle est rare parmi les hommes, plus elle y doit être considérée.

— On la loue, mais on ne fait rien pour elle.

— C’est elle qui m’encourage et qui me soutient dans mon projet. Quoi qu’on m’objecte, on respectera mes mœurs ; on ne dira pas, du moins, comme de la plupart des autres, que je sois