Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/95

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inconnues, de rassembler sur une seule infortunée toute la masse de cruautés réparties, dans ses impénétrables décrets, sur la multitude infinie de malheureuses qui l’avaient précédée dans un cloître, et qui devaient lui succéder. J’ai souffert, j’ai beaucoup souffert ; mais le sort de mes persécutrices me paraît et m’a toujours paru plus à plaindre que le mien. J’aimerais mieux, j’aurais mieux aimé mourir que de quitter mon rôle, à la condition de prendre le leur. Mes peines finiront, je l’espère de vos bontés ; la mémoire, la honte et le remords du crime leur resteront jusqu’à l’heure dernière. Elles s’accusent déjà, n’en doutez pas ; elles s’accuseront toute leur vie ; et la terreur descendra sous la tombe avec elles. Cependant, monsieur le marquis, ma situation présente est déplorable, la vie m’est à charge ; je suis une femme, j’ai l’esprit faible comme celles de mon sexe ; Dieu peut m’abandonner ; je ne me sens ni la force ni le courage de supporter encore longtemps ce que j’ai supporté. Monsieur le marquis, craignez qu’un fatal moment ne revienne ; quand vous useriez vos yeux à pleurer sur ma destinée ; quand vous seriez déchiré de remords, je ne sortirais pas pour cela de l’abîme où je serais tombée ; il se fermerait à jamais sur une désespérée.


« Allez, » me dit l’archidiacre.

Un des ecclésiastiques me donna la main pour me relever ; et l’archidiacre ajouta :

« Je vous ai interrogée, je vais interroger votre supérieure ; et je ne sortirai point d’ici que l’ordre n’y soit rétabli. »

Je me retirai. Je trouvai le reste de la maison en alarmes ; toutes les religieuses étaient sur le seuil de leurs cellules ; elles se parlaient d’un côté du corridor à l’autre ; aussitôt que je parus, elles se retirèrent, et il se fit un long bruit de portes qui se fermaient les unes après les autres avec violence. Je rentrai dans ma cellule ; je me mis à genoux contre le mur, et je priai Dieu d’avoir égard à la modération avec laquelle j’avais parlé à l’archidiacre, et de lui faire connaître mon innocence et la vérité.

Je priais, lorsque l’archidiacre, ses deux compagnons et la supérieure parurent dans ma cellule. Je vous ai dit que j’étais sans tapisserie, sans chaise, sans prie-dieu, sans rideaux, sans