Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, VI.djvu/172

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comprit rien aux artifices de la dame de La Pommeraye, avant le dénouement ? Est-ce qu’elle n’aurait pas mieux aimé accepter les offres que la main du marquis, et l’avoir pour amant que pour époux ? Est-ce qu’elle n’était pas continuellement sous les menaces et le despotisme de la marquise ? Peut-on la blâmer de son horrible aversion pour un état infâme ? et si l’on prend le parti de l’en estimer davantage, peut-on exiger d’elle bien de la délicatesse, bien du scrupule dans le choix des moyens de s’en tirer ?

Et vous croyez, lecteur, que l’apologie de Mme de La Pommeraye est plus difficile à faire ? Il vous aurait été peut-être plus agréable d’entendre là-dessus Jacques et son maître ; mais ils avaient à parler de tant d’autres choses plus intéressantes, qu’ils auraient vraisemblablement négligé celle-ci. Permettez donc que je m’en occupe un moment.

Vous entrez en fureur au nom de Mme de La Pommeraye, et vous vous écriez : « Ah ! la femme horrible ! ah ! l’hypocrite ! ah ! la scélérate !… » Point d’exclamation, point de courroux, point de partialité : raisonnons. Il se fait tous les jours des actions plus noires, sans aucun génie. Vous pouvez haïr ; vous pouvez redouter Mme de La Pommeraye : mais vous ne la mépriserez pas. Sa vengeance est atroce ; mais elle n’est souillée d’aucun motif d’intérêt. On ne vous a pas dit qu’elle avait jeté au nez du marquis le beau diamant dont il lui avait fait présent ; mais elle le fit : je le sais par les voies les plus sûres. Il ne s’agit ni d’augmenter sa fortune, ni d’acquérir quelques titres d’honneur. Quoi ! si cette femme en avait fait autant, pour obtenir à un mari la récompense de ses services ; si elle s’était prostituée à un ministre ou même à un premier commis pour un cordon ou pour une colonelle ; au dépositaire de la feuille des Bénéfices, pour une riche abbaye, cela vous paraîtrait tout simple, l’usage serait pour vous ; et lorsqu’elle se venge d’une perfidie, vous vous révoltez contre elle au lieu de voir que son ressentiment ne vous indigne que parce que vous êtes incapable d’en éprouver un aussi profond, ou que vous ne faites presque aucun cas de la vertu des femmes. Avez-vous un peu réfléchi sur les sacrifices que Mme de La Pommeraye avait faits au marquis ? Je ne vous dirai pas que sa bourse lui avait été ouverte en toute occasion, et que pendant plusieurs années il