Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, VIII.djvu/385

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vous répliquerai-je, cette magie de l’art si vantée, puisqu’elle se réduit à gâter ce que la brute nature et un arrangement fortuit avaient mieux fait qu’elle ? Niez-vous qu’on n’embellisse la nature ? N’avez-vous jamais loué une femme en disant qu’elle était belle comme une Vierge de Raphaël ? À la vue d’un beau paysage, ne vous êtes-vous pas écrié qu’il était romanesque ? D’ailleurs vous me parlez d’une chose réelle, et moi je vous parle d’une imitation ; vous me parlez d’un instant fugitif de la nature, et moi je vous parle d’un ouvrage de l’art, projeté, suivi, qui a ses progrès et sa durée. Prenez chacun de ces acteurs, faites varier la scène dans la rue comme au théâtre, et montrez-moi vos personnages successivement, isolés, deux à deux, trois à trois ; abandonnez-les à leurs propres mouvements ; qu’ils soient maîtres absolus de leurs actions, et vous verrez l’étrange cacophonie qui en résultera. Pour obvier à ce défaut, les faites-vous répéter ensemble ? Adieu leur sensibilité naturelle, et tant mieux.

Il en est du spectacle comme d’une société bien ordonnée, où chacun sacrifie de ses droits pour le bien de l’ensemble et du tout. Qui est-ce qui appréciera le mieux la mesure de ce sacrifice ? Sera-ce l’enthousiaste ? Le fanatique ? Non, certes. Dans la société, ce sera l’homme juste ; au théâtre, le comédien qui aura la tête froide. Votre scène des rues est à la scène dramatique comme une horde de sauvages à une assemblée d’hommes civilisés.

C’est ici le lieu de vous parler de l’influence perfide d’un médiocre partenaire sur un excellent comédien. Celui-ci a conçu grandement, mais il sera forcé de renoncer à son modèle idéal pour se mettre au niveau du pauvre diable avec qui il est en scène. Il se passe alors d’étude et de bon jugement : ce qui se fait d’instinct à la promenade ou au coin du feu, celui qui parle abaisse le ton de son interlocuteur. Ou si vous aimez mieux une autre comparaison, c’est comme au whist, où vous perdrez une portion de votre habileté, si vous ne pouvez pas compter sur votre joueur. Il y a plus : la Clairon vous dira, quand vous voudrez, que Le Kain, par méchanceté, la rendait mauvaise ou médiocre, à discrétion ; et que, de représailles, elle l’exposait quelquefois aux sifflets. Qu’est-ce donc que deux comédiens qui se soutiennent mutuellement ? Deux personnages dont les mo-