Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, VIII.djvu/392

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et, dans l’intervalle de quatre à cinq secondes, son visage passe successivement de la joie folle à la joie modérée, de cette joie à la tranquillité, de la tranquillité à la surprise, de la surprise à l’étonnement, de l’étonnement à la tristesse, de la tristesse à l’abattement, de l’abattement à l’effroi, de l’effroi à l’horreur, de l’horreur au désespoir, et remonte de ce dernier degré à celui d’où il était descendu. Est-ce que son âme a pu éprouver toutes ces sensations et exécuter, de concert avec son visage, cette espèce de gamme ? Je n’en crois rien, ni vous non plus. Si vous demandiez à cet homme célèbre, qui lui seul mériterait autant qu’on fît le voyage d’Angleterre que tous les restes de Rome méritent qu’on fasse le voyage d’Italie ; si vous lui demandiez, dis-je, la scène du Petit Garçon pâtissier, il vous la jouait ; si vous lui demandiez tout de suite la scène d’Hamlet, il vous la jouait, également prêt à pleurer la chute de ses petits pâtés et à suivre dans l’air le chemin d’un poignard. Est-ce qu’on rit, est-ce qu’on pleure à discrétion ? On en fait la grimace plus ou moins fidèle, plus ou moins trompeuse, selon qu’on est ou qu’on n’est pas Garrick.

Je persifle quelquefois, et même avec assez de vérité, pour en imposer aux hommes du monde les plus déliés. Lorsque je me désole de la mort simulée de ma sœur dans la scène avec l’avocat bas-normand ; lorsque, dans la scène avec le premier commis de la marine, je m’accuse d’avoir fait un enfant à la femme d’un capitaine de vaisseau, j’ai tout à fait l’air d’éprouver de la douleur et de la honte ; mais suis-je affligé ? suis-je honteux ? Pas plus dans ma petite comédie que dans la société, où j’avais fait ces deux rôles avant de les introduire dans un ouvrage de théâtre[1]. Qu’est-ce donc qu’un grand comédien ? Un grand persifleur tragique ou comique, à qui le poète a dicté son discours.

Sedaine donne le Philosophe sans le savoir. Je m’intéressais plus vivement que lui au succès de la pièce ; la jalousie de talents est un vice qui m’est étranger, j’en ai assez d’autres sans celui-là : j’atteste tous mes confrères en littérature, lorsqu’ils ont daigné quelquefois me consulter sur leurs ouvrages,

  1. Voir ci-dessus la Pièce et le Prologue, première ébauche d’Est-il bon ? Est-il méchant ?