Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, VIII.djvu/406

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chassé du bourg, et contre la fille qui l’aura dédaigné ? Que d’incidents importants on peut tirer du sujet le plus simple quand on a la patience de le méditer ! Quelle couleur ne peut-on pas leur donner quand on est éloquent ! On n’est point poète dramatique sans être éloquent. Et croyez-vous que je manquerai de spectacle ? Cet interrogatoire, il se fera dans tout son appareil. Laissez-moi disposer de mon local, et mettons fin à cet écart.

Je te prends à témoin, Roscius anglais, célèbre Garrick, toi qui, du consentement unanime de toutes les nations subsistantes, passes pour le premier comédien qu’elles aient connu, rends hommage à la vérité ! Ne m’as-tu pas dit que, quoique tu sentisses fortement, ton action serait faible, si, quelle que fût la passion ou le caractère que tu avais à rendre, tu ne savais t’élever par la pensée à la grandeur d’un fantôme homérique auquel tu cherchais à t’identifier ? Lorsque je t’objectai que ce n’était donc pas d’après toi que tu jouais, confesse ta réponse : ne m’avouas-tu pas que tu t’en gardais bien, et que tu ne paraissais si étonnant sur la scène, que parce que tu montrais sans cesse au spectacle un être d’imagination qui n’était pas toi[1] ?

LE SECOND

L’âme d’un grand comédien a été formée de l’élément subtil dont notre philosophe[2] remplissait l’espace qui n’est ni froid, ni chaud, ni pesant, ni léger, qui n’affecte aucune forme déterminée, et qui, également susceptible de toutes, n’en conserve aucune.

LE PREMIER

Un grand comédien n’est ni un piano-forté, ni une harpe, ni un clavecin, ni un violon, ni un violoncelle ; il n’a point d’accord qui lui soit propre ; mais il prend l’accord et le ton qui conviennent à sa partie, et il sait se prêter à toutes. J’ai une haute idée du talent d’un grand comédien : cet homme est rare, aussi rare et peut-être plus que le grand poète.

Celui qui dans la société se propose, et a le malheureux talent déplaire à tous, n’est rien, n’a rien qui lui appartienne, qui le distingue, qui engoue les uns et qui fatigue les autres.

  1. C’est pendant l’hiver de 1764-1765 que Garrick passa six mois à Paris et que Diderot le connut.
  2. Épicure.