Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, VIII.djvu/427

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balustrade, rattache sa jarretière, et répond au courtisan qu’il méprise, la tête tournée sur une de ses épaules ; et c’est ainsi qu’un incident qui aurait déconcerté tout autre que ce froid et sublime comédien, subitement adapté à la circonstance, devient un trait de génie.

(Il parlait, je crois, de Baron dans la tragédie du Comte d’Essex. Il ajoutait en souriant :)

Eh oui, il croira que celle-là sent, lorsque renversée sur le sein de sa confidente et presque moribonde, les yeux tournés vers les troisièmes loges, elle y aperçoit un vieux procureur qui fondait en larmes et dont la douleur grimaçait d’une manière tout à fait burlesque, et dit : « Regarde donc un peu là-haut la bonne figure que voilà… » murmurant dans sa gorge ces paroles comme si elles eussent été la suite d’une plainte inarticulée… À d’autres ! à d’autres ! Si je me rappelle bien ce fait, il est de la Gaussin, dans Zaïre.

Et ce troisième dont la fin a été si tragique[1], je l’ai connu, j’ai connu son père, qui m’invitait aussi quelquefois à dire mon mot dans son cornet[2].

(Il n’y a pas de doute qu’il ne soit ici question du sage Montménil.)

C’était la candeur et l’honnêteté même. Qu’y avait-il de commun entre son caractère naturel et celui de Tartuffe qu’il jouait supérieurement ? Rien. Où avait-il pris ce torticolis, ce roulement d’yeux si singulier, ce ton radouci et toutes les autres finesses du rôle de l’hypocrite ? Prenez garde à ce que vous allez répondre. Je vous tiens. — Dans une imitation profonde de la nature. — Dans une imitation profonde de la nature ? Et vous verrez que les symptômes extérieurs qui désignent le plus fortement la sensibilité de l’âme ne sont pas autant dans la nature que les symptômes extérieurs de l’hypocrisie ; qu’on ne saurait les y étudier, et qu’un acteur à grand talent trouvera plus de difficultés à saisir et à imiter les uns que les autres ! Et si je

  1. Montménil mourut subitement en 1743.
  2. On sait que Le Sage, dans sa vieillesse, était devenu fort sourd. Il mourut en 1747, quatre ans après son fils. Mais après cette mort, il s’était retiré chez un autre de ses fils, chanoine à Boulogne-sur-Mer. Pour que Diderot ait pu dire « un mot dans le cornet » du vieux romancier, il faut qu’il l’ait connu avant sa retraite. Ce détail n’est pas sans importance pour l’histoire de la vie de Diderot avant son mariage et avant ses premiers écrits, période qui, jusqu’ici, a été si mal connue.