Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, VIII.djvu/432

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génie et à l’inspiration du poète lui étaient très-nuisibles ; je ne sais plus les raisons qu’il en donnait, mais elles étaient très-fines, et elles furent senties et applaudies. Au reste, si vous en êtes curieux, vous les trouverez dans une lettre insérée dans le Saint James Chronicle, sous le nom de Quinctilien.

LE PREMIER

Mais j’ai donc causé longtemps tout seul ?

LE SECOND

Cela se peut ; aussi longtemps que j’ai rêvé tout seul. Vous savez qu’anciennement des acteurs faisaient des rôles de femmes ?

LE PREMIER

Je le sais.

LE SECOND

Aulu-Gelle raconte, dans ses Nuits attiques[1], qu’un certain Paulus, couvert des habits lugubres d’Électre, au lieu de se présenter sur la scène avec l’urne d’Oreste, parut en embrassant l’urne qui renfermait les cendres de son propre fils qu’il venait de perdre, et qu’alors ce ne fut point une vaine représentation, une petite douleur de spectacle, mais que la salle retentit de cris et de vrais gémissements.

LE PREMIER

Et vous croyez que Paulus dans ce moment parla sur la scène comme il aurait parlé dans ses foyers ? Non, non. Ce prodigieux effet, dont je ne doute pas, ne tint ni aux vers d’Euripide, ni à la déclamation de l’acteur, mais bien à la vue d’un père désolé qui baignait de ses pleurs l’urne de son propre fils. Ce Paulus n’était peut-être qu’un médiocre comédien ; non plus que cet Æsopus dont Plutarque rapporte[2] que « jouant un jour en plein théâtre le rôle d’Atréus délibérant en lui-même comment il se pourra venger de son frère Thyestès, il y eut d’aventure quelqu’un des serviteurs qui voulut soudain passer en courant devant lui, et que lui, Æsopus, étant hors de lui-même pour l’affection véhémente et pour l’ardeur qu’il avait de représenter au vif la passion furieuse du roi Atréus, lui

  1. Livre VII, ch. v.
  2. Vie de Cicéron.