Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, X.djvu/133

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Victor[1] de Deshays. Deshays me rappelle les temps de Santerre, de Boulogne, de Le Brun, de Le Sueur et des grands artistes du siècle passé. Il a de la force et de l’austérité dans sa couleur ; il imagine des choses frappantes ; son imagination est pleine de grands caractères ; qu’ils soient à lui ou qu’il les ait empruntés des maîtres qu’il a étudiés, il est sûr qu’il sait se les approprier, et qu’on n’est pas tenté, en regardant ses compositions, de l’accuser de plagiat. Sa scène vous attache et vous touche ; elle est grande, pathétique et violente. Il n’y eut sur le Saint Barthélémy qu’il exposa au dernier Salon qu’une seule voix, et ce fut celle de l’admiration. Son Saint Victor et son Saint André de cette année ne lui sont point inférieurs.

Il y a des passions bien difficiles à rendre ; presque jamais on ne les a vues dans la nature. Où donc en est le modèle ? où le peintre les trouve-t-il ? qu’est-ce qui me détermine, moi, à prononcer qu’il a trouvé la vérité ? Le fanatisme et son atrocité muette règnent sur tous les visages du tableau de Saint Victor ; elle est dans ce vieux préteur qui l’interroge, et dans ce pontife qui tient un couteau qu’il aiguise, et dans le saint dont les regards décèlent l’aliénation d’esprit, et dans les soldats qui l’ont saisi et qui le tiennent ; ce sont autant de têtes étonnées. Comme ces figures sont distribuées, caractérisées, drapées ! comme tout en est simple et grand ! l’affreuse, mais la belle poésie ! Le préteur est élevé sur son estrade ; il ordonne ; la scène se passe au-dessous ; les beaux accessoires ! Ce Jupiter brisé, cet autel renversé, ce brasier répandu ! Quel effet entre ces natures féroces ne produit point ce jeune acolyte d’une physionomie douce et charmante, agenouillé entre le sacrificateur et le saint ! À gauche de celui qui regarde le tableau, le préteur et ses assistants élevés sur une estrade ; au-dessous, du même côté, le sacrificateur, son dieu et son autel renversé ; à côté vers le milieu, le jeune acolyte ; vers la droite, le saint debout et lié ; derrière le saint, les soldats qui l’ont amené ; voilà le tableau. Ils disent que le saint Victor a plus l’air d’un homme qui insulte et qui brave, que d’un homme ferme et tranquille qui ne craint rien et qui attend ; laissons-les dire. Rappelons-nous les vers que Corneille a mis dans la bouche de

  1. Tableau de 10 pieds de haut sur 6 de large ; no 30.