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ESSAI SUR LA PEINTURE.

ils les ont pris. Dans une imagination forte, dans les auteurs, dans les nuages, dans les accidents du feu, dans les ruines, dans la nation où ils ont recueilli les premiers traits que la poésie a ensuite exagérés.

Ces hommes rares avaient de la sensibilité, de l’originalité, de l’humeur. Ils lisaient, les poètes surtout. Un poëte est un homme d’une imagination forte, qui s’attendrit, qui s’effraye lui-même des fantômes qu’il se fait.

Je ne saurais résister. Il faut absolument, mon ami, que je vous entretienne ici de l’action et de la réaction du poëte sur le statuaire ou le peintre ; du statuaire sur le poëte ; et de l’un et de l’autre sur les êtres tant animés qu’inanimés de la nature. Je rajeunis de deux mille ans pour vous exposer comment, dans les temps anciens, ces artistes influaient réciproquement les uns sur les autres ; comment ils influaient sur la nature même et lui donnaient une empreinte divine. Homère avait dit que Jupiter ébranlait l’Olympe du seul mouvement de ses noirs sourcils. C’est le théologien qui avait parlé ; et voilà la tête que le marbre exposé dans un temple avait à montrer à l’adorateur prosterné. La cervelle du sculpteur s’échauffait ; et il ne prenait la terre molle et l’ébauchoir que quand il avait conçu l’image orthodoxe. Le poëte avait consacré les beaux pieds de Thétis, et ces pieds étaient de foi ; la gorge ravissante de Vénus, et cette gorge était de foi ; les épaules charmantes d’Apollon, et ces épaules étaient de foi ; les fesses rebondies de Ganymède, et ces fesses étaient de foi. Le peuple s’attendait à retrouver sur les autels ses dieux et ses déesses avec les charmes caractéristiques de son catéchisme. Le théologien ou le poëte les avait désignés, et le statuaire n’avait garde d’y manquer. On se serait moqué d’un Neptune qui n’aurait pas eu la poitrine, d’un Hercule qui n’aurait pas eu le dos de la Bible païenne, et le bloc de marbre hérétique serait resté dans l’atelier.

Qu’arrivait-il de Là ; car, après tout, le poëte n’avait rien révélé ni fait croire ; le peintre et le sculpteur n’avaient représenté que des qualités empruntées de la nature ? C’est que, quand, au sortir du temple, le peuple venait à reconnaître ces qualités dans quelques individus, il en était bien autrement touché. La femme avait fourni ses pieds à Thétis, sa gorge à