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ESSAI SUR LA PEINTURE.

mon menton et soutenir ma tête qui tombe ; et ma main gauche ira chercher le coude de mon bras droit, et soutenir le poids de ma tête et de ce bras. Ce n’est pas ainsi que j’entendrais réciter Voltaire.

Ajoutez un troisième personnage à la scène, il subira la loi des deux premiers ; c’est un système combiné de trois intérêts. Qu’il en survienne cent, deux cents, mille : la même loi s’observera. Sans doute il y aura un moment de bruit, de mouvement, de tumulte, de cris, de flux, de reflux, d’ondulations ; c’est le moment où chacun ne pense qu’à soi et cherche à se sacrifier la république entière. Mais on ne tardera pas à sentir l’absurdité de sa prétention et l’inutilité de ses efforts. Peu à peu chacun se résoudra à se départir d’une portion de son intérêt ; et la masse se composera.

Jetez les yeux sur cette masse, dans le moment tumultueux : l’énergie de chaque individu s’exerce dans toute sa violence ; et, comme il n’y en a pas un seul qui en soit pourvu précisément au même degré, c’est ici comme aux feuilles d’un arbre : pas une qui soit du même vert ; pas un de ces individus qui soit le même d’action et de position.

Regardez ensuite la masse dans le moment du repos, celui où chacun a sacrifié le moins qu’il a pu de son avantage ; et comme la même diversité subsiste dans les sacrifices, même diversité d’action et de position. Et le moment du tumulte et le moment du repos ont cela de commun, que chacun s’y montre ce qu’il est.

Que l’artiste garde cette loi des énergies et des intérêts ; et quelque étendue que soit sa toile, sa composition sera vraie partout. Le seul contraste que le goût puisse approuver, celui qui résulte de la variété des énergies et des intérêts, s’y trouvera ; et il n’y en faut point d’autre.

Ce contraste d’étude, d’académie, d’école, de technique, est faux. Ce n’est plus une action qui se passe en nature, c’est une action apprêtée, compassée, qui se joue sur la toile. Le tableau n’est plus une rue, une place publique, un temple ; c’est un théâtre.

On n’a point encore fait, et l’on ne fera jamais un morceau de peinture supportable, d’après une scène théâtrale ; et c’est, ce me semble, une des plus cruelles satires de nos acteurs, de nos décorations, et peut-être de nos poëtes.