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ESSAI SUR LA PEINTURE.

là, qui dort, par sa bête. » Je ne sais si c’est son dessein ; mais cela arrivera, si cet homme ne s’éveille, et que cette femme fasse un pas de plus, Pigalle, mon ami, prends ton marteau, brise-moi cette association d’êtres bizarres. Tu veux faire un roi protecteur ; qu’il le soit de l’agriculture, du commerce et de la population. Ton portefaix dormant sur ses ballots, voilà bien le Commerce. Abats, de l’autre côté de ton piédestal, un taureau ; qu’un vigoureux habitant des champs se repose entre les cornes de l’animal ; et tu auras l’Agriculture. Place entre l’un et l’autre une bonne grosse paysanne qui allaite un enfant ; et je reconnaîtrai la Population. Est-ce que ce n’est pas une belle chose qu’un taureau abattu ? est-ce que ce n’est pas une belle chose qu’un paysan nu qui se repose ? est-ce que ce n’est pas une belle chose qu’une paysanne à grands traits et grandes mamelles ? est-ce que cette composition n’offrira pas à ton ciseau toutes sortes de natures ? est-ce que cela ne me touchera pas, ne m’intéressera pas plus que tes figures symboliques ? Tu m’auras montré le monarque protecteur des conditions subalternes, comme il le doit être ; car ce sont elles qui forment le troupeau et la nation.

C’est qu’il faudrait méditer profondément son sujet. Il s’agit vraiment bien de meubler sa toile de figures ! Il faut que ces figures s’y placent d’elles-mêmes comme dans la nature. Il faut qu’elles concourent toutes à un effet commun, d’une manière forte, simple et claire ; sans quoi je dirai comme Fontenelle à la sonate : « Figure, que me veux-tu ? »

La peinture a cela de commun avec la poésie, et il semble qu’on ne s’en soit pas encore avisé, que toutes deux elles doivent être bene moratœ il faut qu’elles aient des mœurs. Boucher ne s’en doute pas ; il est toujours vicieux, et n’attache jamais. Greuze est toujours honnête ; et la foule se presse autour de ses tableaux. J’oserais dire à Boucher : « Si tu ne t’adresses jamais qu’à un polisson de dix-huit ans, tu as raison, mon ami, continue à faire des culs, des tétons ; mais, pour les honnêtes gens et moi, on aura beau t’exposer à la grande lumière du Salon, nous t’y laisserons pour aller chercher dans un coin obscur ce Russe charmant de Le Prince, et cette jeune, honnête, innocente marraine qui est debout à ses côtés[1]. Ne t’y trompe pas : cette

  1. Voyez, dans le Salon précédent, à l’article Le Prince : le Baptême russe.