Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XI.djvu/116

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terrasses, et former une merveilleuse cascade. Je les vois arriver à mes pieds, s’étendre et remplir un vaste bassin. Un bruit éclatant me fait regarder à ma gauche : c’est celui d’une chute d’eaux qui s’échappent d’entre des plantes et des arbustes qui couvrent le haut d’une roche voisine, et qui se mêlent, en tombant, aux eaux stagnantes du torrent. Toutes ces masses de roches, hérissées de plantes vers leurs sommets, sont tapissées à leur penchant de la mousse la plus verte et la plus douce. Plus près de moi, presque au pied des montagnes de la gauche, s’ouvre une large caverne obscure. Mon imagination échauffée place à l’entrée de cette caverne une jeune fille qui en sort avec un jeune homme ; elle a couvert ses yeux de sa main libre, comme si elle craignait de revoir la lumière, et de rencontrer les regards du jeune homme. Mais si ces personnages n’y étaient pas, il y avait proche de moi, sur la rive du grand bassin, une femme qui se reposait avec son chien à côté d’elle ; en suivant la même rive, à gauche, sur une petite plage plus élevée, un groupe d’hommes et de femmes, tel qu’un peintre intelligent l’aurait imaginé ; plus loin, un paysan debout. Je le voyais de face, et il me paraissait indiquer de la main la route à quelque habitant d’un canton éloigné. J’étais immobile, mes regards erraient sans s’arrêter sur aucun objet ; mes bras tombaient à mes côtés. J’avais la bouche entr’ouverte. Mon conducteur respectait mon admiration et mon silence. Il était aussi heureux, aussi vain que s’il eût été le propriétaire ou même le créateur de ces merveilles. Je ne vous dirai point quelle fut la durée de mon enchantement. L’immobilité des êtres, la solitude d’un lieu, son silence profond, suspendent le temps ; il n’y en a plus. Rien ne le mesure ; l’homme devient comme éternel. Cependant par un tour de tête bizarre, comme j’en ai quelquefois, transformant tout à coup l’œuvre de Nature en une production de l’art, je m’écriai : « Que cela est beau, grand, varié, noble, sage, harmonieux, vigoureusement colorié ! Mille beautés éparses dans l’univers ont été rassemblées sur cette toile, sans confusion, sans effort, et liées par un goût exquis. C’est une vue romanesque, dont on suppose la réalité quelque part. Si l’on imagine un plan vertical élevé sur la cime de ces deux chaînes de montagnes, et assis sur le milieu de cette fabrique de bois, on aura au delà de ce plan, vers le fond, toute la partie éclairée