Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XI.djvu/136

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métier, qu’il est fou. Ce poëte, que la sagesse paraît inspirer, et dont les écrits sont remplis de sentences à graver en lettres d’or, dans un instant il ne sait plus ce qu’il dit, ce qu’il fait ; il est fou. Cet orateur, qui s’empare de nos âmes et de nos esprits, qui en dispose à son gré, descendu de la chaire, il n’est plus maître de lui ; il est fou. Quelle différence ! m’écriai-je, du génie et du sens commun de l’homme tranquille et de l’homme passionné ! Heureux, cent fois heureux, m’écriai-je encore, M. Baliveau[1], capitoul de Toulouse ! c’est M. Baliveau, qui boit bien, qui mange bien, qui digère bien, qui dort bien. C’est lui qui prend son café le matin, qui fait la police au marché, qui pérore dans sa petite famille, qui arrondit sa fortune, qui prêche à ses enfants la fortune ; qui vend à temps son avoine et son blé ; qui garde dans son cellier ses vins, jusqu’à ce que la gelée des vignes en ait amené la cherté ; qui sait placer sûrement ses fonds ; qui se vante de n’avoir jamais été enveloppé dans aucune faillite ; qui vit ignoré ; et pour qui le bonheur inutilement envié d’Horace, le bonheur de mourir ignoré fut fait. M. Baliveau est un homme fait pour son bonheur et pour le malheur des autres. Son neveu, M. de l’Empirée[2], tout au contraire. On veut être M. de l’Empirée à vingt ans, et M. Baliveau à cinquante. C’est tout juste mon âge.

J’étais encore à quelque distance du château, lorsque j’entendis sonner le souper. Je ne m’en pressai pas davantage ; je me mets quelquefois à table le soir, mais il est rare que je mange. J’arrivai à temps pour recevoir quelques plaisanteries sur mes courses, et faire la chouette à deux femmes qui jouèrent les cinq à six premiers rois, d’un bonheur extraordinaire. La galerie, qui cherchait encore à les amuser à mes dépens, trouvait qu’avec la ressource dont j’étais dans la société, il ne fallait pas supporter plus longtemps ce goût effréné pour les montagnes et les forêts ; qu’on y perdrait trop. On calcula ce que je devais à la compagnie à tant par partie, et à tant de parties par jour. Cependant la chance tourna, et les plaisants changèrent de côté. Il y a plusieurs petites observations, que j’ai presque toujours faites : c’est que les spectateurs

  1. Personnage de la comédie de Piron intitulée la Métromanie. (Br.)
  2. Damis ou M. de l’Empirée, autre personnage de la Metromanie. (Br.)