Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XIX.djvu/178

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rait la manœuvre de Le Breton[1]. Je la lui ai apprise, et il s’en est expliqué comme moi. Cette conduite lui paraît d’une indignité inouïe. Il l’appelle infâme, injurieuse à ses associés, aux auteurs, à l’éditeur, au public. Il en sent toutes les suites. Il m’a plus remercié du silence que j’ai gardé ; il est plus effrayé de l’éclat qu’il prévoit : il est dans des transes que je ne saurais vous dire. C’est David ; c’est un homme dur, avare, mais juste. La belle scène qu’il prépare à ma brute, à la première assemblée qu’ils auront ! Adieu la tabatière d’or que la bonne vieille d’Houry[2] m’avait promise ! Mais en vérité je voudrais, et pour la tabatière, et pour dix fois autant de louis qu’elle en contiendrait, que le massacre de notre ouvrage n’eût pas été fait. L’homme le plus intéressé au succès de l’entreprise nous fait lui seul plus de mal que nous n’en avons souffert des efforts de tous nos ennemis réunis. N’est-ce pas une aventure à rendre fou ? Il s’est complu pendant quatre ans de suite dans son infamie. Il se levait pendant la nuit pour mettre le feu à ses magasins ; et cela lui paraissait plaisant. Il promène autour de moi sa lourde et pesante figure ; il s’assied, il se lève ; il se rassied, il voudrait parler, il se tait : je ne sais ce qu’il me veut. Serait-ce par hasard de prendre sur moi, auprès des auteurs, son infâme action ? Je le voudrais bien !

Il est impossible de faire ni le mal, ni le bien impunément. On est puni de l’un par les lois, de l’autre par l’envie. Ce projet de souscription si honnête, si bien imaginé, eh bien, ne le voilà-t-il pas arrêté, ou sur le point de l’être[3] ! Il faut convenir que c’est la vengeance la plus cruelle qu’il fût possible de pren-

  1. Voir dans la Correspondance générale la lettre à Le Breton, du 12 novembre 1764.
  2. Mme Le Breton.
  3. Grimm, qui dans sa Correspondance, au 15 avril 1765, annonce le premier projet d’une souscription pour une gravure représentant la famille des Calas, et vendue à leur profit, dit, au 15 août suivant, qu’à peine ce projet fut-il devenu public, on exigea du lieutenant de police de faire suspendre la souscription. « Un des premiers magistrats du royaume a motivé la nécessité de cette suspension par les trois raisons suivantes : 1° parce que M. de Voltaire paraissait être le premier instigateur de cette souscription ; 2° parce que l’estampe était un monument injurieux au Parlement de Toulouse ; 3° parce que ce serait faire du bien à un protestant. » Quelque révoltants que fussent ces motifs, ils prévalurent. La souscription ne put être secondée par la publicité et n’atteignit par conséquent que bien incomplètement le but qu’on s’était proposé. Voltaire souscrivit pour douze exemplaires de la gravure, comme on le voit dans sa lettre à Damilaville, du 19 avril 1765 ; le duc de Choiseul envoya cent louis pour deux, et la duchesse d’Enville cinquante pour un seul. (T.)