Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XIX.djvu/324

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n’avons jamais pu former une carrossée. Il me semble que l’année est mauvaise pour les amitiés. J’espère que la nôtre se sauvera de cette épidémie.

On l’a donc joué, ce Père de Famille ! Molé Saint-Albin est sublime ; Brizard est passable ; Cécile Mme Préville presque rien ; Germeuil est mauvais ; le Commandeur Auger, médiocre, excepté dans quelques scènes. Mlle Doligny Sophie, bien, très-bien. Mais une justice que je leur dois à tous, c’est d’y avoir mis tout leur savoir-faire, et de jouer avec un concert si parfait que l’ensemble répare les défauts du détail. L’ouvrage est si rapide, si violent, si fort, qu’il est impossible de le tuer ; enfin, il a été senti, et il a obtenu les applaudissements. Ç’a été, et c’est à toutes les représentations, un monde et un tumulte épouvantables. On n’a pas mémoire d’un succès pareil, surtout à la première représentation, où la pièce était, pour ainsi dire, presque nouvelle. Il n’y a qu’une voix, c’est un bel ouvrage. J’en ai moi-même été surpris. Il a un tout autre effet encore au théâtre qu’à la lecture. Votre absence nous a tous privés d’un grand plaisir. Si tous les rôles étaient remplis comme celui de Saint-Albin, on n’y tiendrait pas. Qu’on ne me redemande plus une pareille corvée, je n’y suffirais pas. Je ne me sens plus la tête avec laquelle on ordonne une pareille machine. Duclos disait, en sortant, que trois pièces comme celle-là par an tueraient la tragédie. Qu’ils se fassent à ces émotions-là, et qu’ils supportent après cela, s’ils le peuvent, Destouches et Lachaussée. Je désirais savoir s’il fallait écrire la comédie comme je l’ai écrite, ou comme Sedaine. C’est une question bien décidée, et pour moi et pour tout le monde.

Mes amis sont au comble de la joie ; je les ai tous vus. Croiriez-vous bien que Marmontel en a pleuré en m’embrassant ! Ma fille y a été, et en est revenue stupide d’étonnement et d’ivresse. Au milieu de tout cela, vous me croyez fort heureux ; je ne le suis pas ; je ne sais ce qui se passe au fond de mon âme, qui me chagrine : j’ai de l’ennui. Ce pauvre Grimm reviendra tout juste la veille de la dernière représentation. Son ouvrage m’accable. Si vous voyiez la masse énorme que cela forme, et les lectures qu’elle suppose, vous croiriez que j’ai écrit et lu du matin au soir.

Voilà donc la Compagnie des Indes anéantie. L’abbé Morellet