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C’est un homme qui a pris la torche de vos mains, qui est entré fièrement dans leur édifice de paille, et qui a mis le feu de tous côtés. Ils voudront faire un exemple, et, dans leur fureur, ils se jetteront sur le premier venu. Si cet ouvrage vous est connu, et que vous puissiez en différer la publicité jusqu’à des circonstances plus favorables, vous ferez bien. Je vais déposer votre lettre, afin qu’à tout événement vous puissiez joindre à ma justification que je vous recommande le témoignage des précautions que vous aviez prises pour leur épargner un crime nouveau. Si j’avais le sort de Socrate, songez que ce n’est pas assez de mourir comme lui pour mériter de lui être comparé.

Illustre et tendre ami de l’humanité, je vous salue et vous embrasse. Il n’y a point d’homme un peu généreux qui ne pardonnât au fanatisme d’abréger ses années, si elles pouvaient s’ajouter aux vôtres. Si nous ne concourons pas avec vous à écraser la bête, c’est que nous sommes sous sa griffe, et si, connaissant toute sa férocité, nous balançons à nous en éloigner, c’est par des considérations dont le prestige est d’autant plus fort qu’on a l’âme plus honnête et plus sensible. Nos entours sont si doux, et c’est une perte si difficile à réparer !


XXXVII


FENOUILLOT DE FALBAIRE À GARRICK[1].


Je n’ai point l’honneur, monsieur, de vous connaître personnellement, ni d’être connu de vous ; mais je connais vos talents, votre réputation, et je sais que votre âme n’est point

  1. Cette lettre a été publiée pour la première fois dans The private correspondence of David Garrick, Londres, 1832, 2 vol. in-4o, à la date erronée de 1763. Non-seulement, en effet, l’autographe porte 1767, mais les autres lettres de Fenouillot insérées dans le même recueil confirment ce qu’il dit dans celle-ci. Le 29 mars 1767, il le prévient qu’il attend sa réponse aux deux lettres qu’il lui a écrites et au sujet de la comédie jointe à la première. Il le prie d’envoyer la réponse chez M. Diderot, Grande rue Taranne, parce qu’il va déménager. Le 18 novembre suivant, il lui adresse un exemplaire d’une petite pièce qu’il connaît déjà et dont il lui a paru qu’il faisait cas, bien qu’il ne l’ait pas jugée propre à son théâtre. « Je travaille actuellement, ajoute-t-il, à une tragédie qui, je l’espère, sera plus heureuse. C’est, au jugement de M. Diderot, le sujet le plus théâtral et le plus dramatique qui ait été mis à la scène ; il intéresse particulièrement votre nation, et je pourrai vous envoyer la pièce pour Pâques. Les dessins en sont déjà tous faits par M. Gravelot, votre ami et le mien, qui pense, ainsi que M. Diderot, que si vous voulez lui donner vos soins, cette pièce ne peut manquer de réussir sur votre scène. » Il s’agit, cette fois, du Fabricant de Londres. En 1768, Fenouillot écrit encore à Garrick : « J’ai l’honneur de vous envoyer la 2e édition de mon Honnête Criminel, joué plusieurs fois chez Mme de Villeroy. »

    M. Gabriel Charavay, en imprimant dans l’Amateur d’autographes (n° 44, 16 octobre 1863) la lettre du 20 janvier 1767, dont l’original fut acheté 44 francs à la vente du marquis Raffaeli, par le British Muséum, la fit précéder de l’excellente note que nous reproduisons ici :

    « L’Honnête Criminel, drame en vers et en cinq actes, de Fenouillot de Falbaire, est une des pièces de théâtre les plus caractéristiques du xviiie siècle. Sous ce titre paradoxal, elle offre la mise en scène d’un épisode très-émouvant des dernières persécutions exercées contre les Réformés. Jean Fabre, protestant de Nîmes, obtint, en 1756, de prendre la place de son père, condamné aux galères pour avoir pratiqué son culte. Il fut mis en liberté six ans plus tard, par le ministre Choiseul. Tel est le sujet du drame. Imprimé en 1767, il fut joué en province, mais l’auteur ne put obtenir de le faire représenter à Paris. Il fallut que la Révolution brisât la puissance du clergé pour lever l’interdiction qui pesait sur L’Honnéte Criminel. Il fut représenté enfin sur le Théâtre-Français, le 4 janvier 1790. Il eut un succès de larmes et d’opinion. Depuis, il a figuré aux répertoires de tous les théâtres de France, et, sous la Restauration, il devint une arme de guerre, entre les mains des libéraux, contre l’intolérance religieuse. Il n’est donc pas sans intérêt de connaître l’origine d’une pièce de théâtre qui a fait tant de bruit. La lettre que nous publions ci-après nous donne à ce sujet de piquants détails. Elle est adressée à Garrick, à Londres. La première moitié est écrite par Fenouillot de Falbaire, et l’autre moitié par Diderot, qui s’y montre dans tout son déshabillé philosophique. Il nous dit qu’il est l’inspirateur de ce drame, mais il a dû en faire aussi quelques-unes des scènes les plus vigoureuses, que l’on reconnaîtrait à sa touche. »