Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XIX.djvu/94

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est court ! la nuit est venue qu’on n’en est pas à la moitié de ce qu’on avait à se dire.

Si je reste à la maison, je fais répéter à l’enfant ses leçons de clavecin. Les jolis doigts qu’elle aura ! de l’aisance, de la mollesse, de la grâce ; je voudrais que vous la vissiez à côté de moi, tout à l’heure. Elle fit hier une petite indiscrétion dont il n’est pas en mon cœur de lui savoir mauvais gré. Comme nous étions tête à tête, elle me dit tout bas à l’oreille : « Mon papa, pourquoi est-ce que maman m’a défendu de vous faire souvenir que c’est demain sa fête…? » Le soir, je présentai à la mère un bouquet qui ne fut ni bien ni mal reçu. Elle avait hier ses amis à dîner. Si Uranie eût été derrière la tapisserie, et qu’elle m’eût entendu : « Comment, aurait-elle dit en elle-même, ce commérage peut-il se trouver dans la même tête à côté de certaines idées ? » Il est vrai que je fus charmant et bête à ravir.

J’étais invité à la Briche pour dimanche et pour lundi. C’est l’autre bout de l’écheveau qu’il ne faut pas tenir.

Je ne vous ai point ; j’évite mes amis, et j’ai des accès de vapeurs que je vais dissiper dans l’île. En m’occupant à tromper la peine d’une autre, j’oublie la mienne. Je vous le dis ; je le dis à tous les hommes ; lorsque vous serez mal avec vous-même, faites vite quelque bonne œuvre. Grimm perd les yeux sur les vôtres ; gardez-vous de me dire du mal de l’homme de mon cœur. Le moment approche où je vais apprendre ce que valent nos protestations, nos serments, nos souhaits, l’estime que nous faisons de nous-mêmes ; bref, si je sais être ami ; si je ne me retrouvais pas moi, combien je me mépriserais ! Si mon ami devient aveugle, je vous prends à témoin de ma conduite. Venez me connaître, venez connaître votre amant ; car ce qu’il fera pour son ami, il l’eût fait pour sa maîtresse ; et je ne crois pas qu’il eût fait pour sa maîtresse ce qu’il n’aura point eu la force de faire pour son ami ! Le triste moment pour mon ami ! Le grand moment pour moi, si je ne me trompe !…

J’ai représenté aux libraires que je portais seul un fardeau que je partageais auparavant avec un collègue ; que ma sujétion s’était accrue, et qu’il ne fallait pas que mon sort empirât. Nous en sommes aux couteaux tirés ; mais j’ai l’équité pour moi, et je me suis promis d’être ferme.

Si le projet de l’abbé Raynal allait réussir en même temps,