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IX


À Langres, le 3 août 1759.


Voici, ma tendre amie, ma quatrième lettre. La première vous était adressée ; la seconde, sous enveloppe, à M. Berger, receveur général des gabelles a l’Hôtel des Fermes ; la troisième à Mme..... J’en ai reçu trois des vôtres, dont deux à la fois. Mon frère a ouvert la dernière ; mais il n’en a lu que quelques lignes qui ne contenaient heureusement rien qui pût l’effaroucher. C’était le détail des nouveaux accidents survenus à votre chère petite. Pour éviter à l’avenir un quiproquo qui troublerait l’homme de Dieu, désignez-moi par le titre d’académicien de Berlin. La pauvre enfant, que je la plains ! que je plains la mère ! Sans les infirmités de l’enfant, disent-ils, la tendresse de la mère ne paraîtrait pas. Quelle sottise ! Il fallait immoler un être innocent et sensible pour faire éclater la commisération d’un autre ; arracher la plainte et le gémissement de sa bouche, les rendre malheureux tous les deux, pour que l’on vît que l’un était bon ; commettre une injustice pour que la vertu s’exerçât ; s’exposer au reproche pour nous rendre dignes d’éloges ; se dégrader à nos yeux afin de nous honorer aux yeux de nos semblables et aux nôtres : quel système ! Que penserait-on d’un souverain qui gouvernait d’après ces principes ? Y a-t-il deux justices, l’une pour le ciel, l’autre pour la terre ? Si cela est, que devient l’idée de justice ? Si on la perd, elle aura souffert le peu d’instants qu’elle aura duré. Si on la conserve, elle n’en aura pas été moins châtiée avant que d’avoir failli. Mais si ce n’est pas elle, c’est son père, ajoutent-ils. Les insensés ! ils ne s’aperçoivent pas que leur réponse est celle de la fable de l’Agneau et du Loup qui buvaient à la même fontaine, l’un au-dessous de l’autre[1], et que celui qu’ils adorent est le loup : et sans cette fable, s’écrie le sublime Pascal, l’univers est une énigme inintelligible ; et la fable, lui répliquerai-je, est un blasphème.

  1. La Fontaine, liv. I, fable x.