Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XVIII.djvu/390

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« Tenez, voilà la vie qu’il me prépare ; il faudra que je me dérange tous les jours la tête pour remettre la sienne. » Et puis voilà que ce propos et quelques autres de la même trempe, qu’elle ne sait que trop bien tenir, rallument l’orage qui commençait à se dissiper ; et mon philosophe qui ne sait plus à quel saint se vouer entre des gens qui se mettent le marché à la main, et qui se retirent l’un d’un côté, l’autre de l’autre, au grand étonnement des domestiques qui avaient servi le souper, et qui regardaient en silence trois êtres muets, chacun à dix pieds de la table, l’un tristement appuyé sur ses mains, c’était moi ; l’autre renversé sur sa chaise comme quelqu’un qui a envie de dormir, c’était ma sœur ; le troisième se tourmentant sur sa chaise, cherchant une bonne posture et n’en trouvant point. Cependant, après avoir éloigné les domestiques, je pris la parole ; je leur rappelai ce qu’ils s’étaient protesté sur le corps de leur père expiré ; je les conjurai, par l’amitié qu’ils avaient pour moi et par la douleur qu’ils me causaient, de finir une situation qui m’accablait ; je pris ma sœur par la main : « Non, mon frère, cet homme a été et sera toute sa vie insociable ; je veux m’aller coucher. — Non, chère sœur, vous ne me renverrez pas avec ce chagrin. — Je ne sais avec qui cet homme a vécu ; il est toujours prêt à soupçonner des complots. — Mon frère, laissez-la aller, vous voyez bien que quand nous nous embrasserons elle ne m’en aimera pas davantage. » Cependant j’entraînais ma sœur, qui se laissait aller en se faisant tirer. Nous arrivâmes enfin jusqu’au prêtre et je les rapatriai. Nous mangeâmes un souper froid, pendant lequel je leur fis à chacun un très-beau sermon. J’étais touché, je ne sais ce que je leur dis ; mais la fin de tout cela, c’est qu’ils se tendirent les mains d’un côté de la table à l’autre, qu’ils se les saisirent, qu’ils se les serrèrent, qu’ils avaient les larmes aux yeux ; et qu’après s’être avoué bien franchement leurs torts, ils me demandèrent mille pardons et m’accablèrent de caresses. Ce n’étaient pas des discours, c’étaient des mots entrecoupés, c’étaient les démonstrations les plus douces et les plus expressives.

L’abbé s’est levé de grand matin ; il est venu le premier dans ma chambre, et il m’a tenu des propos, moitié religion et moitié raison, qui n’étaient pas trop mauvais, et il m’a fait sentir au doigt que quand le cœur était partial, quoiqu’on