Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XX.djvu/81

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n’ai pas mémoire d’avoir jamais fait une lecture qui m’ait autant intéressé ; je n’en excepte pas même l’Éloge de Marc-Aurèle. Il faut convenir qu’il y a des plaisirs bien doux, et qui sont à bon prix. Huit jours de bonheur continu, et cela à moins de frais qu’il ne m’en eût coûté pour deux livres de pain par jour ! L’équité restituera au frontispice un titre que la modestie en a supprimé ; c’est la défense de la nation contre les nations rivales, c’est l’apologie du travail contre l’oisiveté, et de l’indigence contre la richesse. Cette cause pouvait être défendue par de bonnes ou de mauvaises raisons ; mais il était difficile de s’en proposer une plus auguste, et, de quelque manière que l’on s’en tirât, on était sûr d’en remporter le renom d’honnête homme et de bon citoyen. On s’installait encore parmi les hommes de génie, lorsqu’on y montrait de la profondeur, de l’éloquence et de la finesse comme il vous est arrivé. J’ai plus de mérite que vous ne pensez peut-être à vous rendre toute cette justice ; car avec un odorat un peu délicat, on croit s’apercevoir que vous ne faites pas grand cas de la philosophie et des lettres. Je n’ai garde de mettre sur la même ligne un chapitre de Nicole ou de Montaigne, l’Iphigénie de Racine ou le Misanthrope de Molière avec un Traité des subsistance de première nécessité ; vous conviendrez que le plaisir que ces premiers ouvrages nous causent n’est pas sans utilité, et qu’il ne finira jamais. On dit : Vivre, et philosopher ensuite ; je dis tout au contraire : Philosopher d’abord, et vivre après, si l’on peut. Peut-être eussiez-vous moins rabaissé ces sublimes leçons de morale qui ne s’adressent qu’à la portion opulente, oisive et corrompue de la société, si vous eussiez considéré l’influence bonne ou mauvaise, mais nécessaire, des mœurs des citoyens distingués sur la multitude qui les environne et qui les imite sans presque s’en apecevoir. L’opinion, ce mobile dont vous connaissez toute la force pour le bien et pour le mal, n’est à son origine que l’effet d’un petit nombre d’hommes qui parlent après avoir pensé, et qui forment sans cesse, en différents points de la société, des centres d’instructions d’où les erreurs et les vérités raisonnées gagnent de proche en proche, jusqu’aux derniers confins de la cité, où elles s’établissent comme des articles de foi. Là tout l’appareil de nos discours s’est évanoui, il n’en reste que le dernier mot. Nos écrits n’opèrent que sur une certaine classe de citoyens, nos