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courir le hasard de devenir fou par vanité. » Et quand vous aurez perdu votre talent, les Anglais viendront-ils au secours de votre famille ? Et ne croyez pas, monsieur, que ce qui ne vous est pas encore arrivé ne vous arrivera pas. Croyez-moi, faites-nous d’excellente musique, faites-nous-en pendant longtemps, et ne vous exposez pas davantage à devenir ce que tant de gens que nous méprisons sont nés. On dirait de vous tout au plus : Le voilà, ce Philidor, il n’est plus rien, il a perdu tout ce qu’il était à remuer sur un damier des petits morceaux de bois. » Je vous souhaite du bonheur et de la santé. Encore si l’on mourait en sortant d’un pareil effort ; mais songez, monsieur, que vous seriez peut-être pendant une vingtaine d’années un sujet de pitié ; et ne vaut-il pas mieux être, pendant le même intervalle de temps, un objet d’admiration ?

Je suis avec l’estime et l’amitié que vous connaissez, etc.


LXXV

À MADAME NECKER[1].


Madame,

C’est moi. Je ne suis pas mort et, quand je serais mort, je crois que les plaintes des malheureux remueraient mes cendres au fond du tombeau. Voici une lettre d’un homme qui n’est pas trop personnel et qui sera encore pleine de je. Je jouis d’une santé meilleure qu’on ne l’a à mon âge ; toutes les passions qui tourmentent m’ont laissé, en s’en allant, une fureur d’étude telle que je l’éprouvais à trente ans. J’ai une femme honnête que j’aime et à qui je suis cher, car qui grondera-t-elle quand je n’y serai plus ? S’il y eut jamais un père heureux, c’est moi. J’ai tout juste la fortune qu’il me faut tant que j’aurai des yeux pour me passer de bougie, et ma femme pour monter et descendre d’un quatrième étage ; mes amis ont pour moi et j’ai

  1. Inédite. Communiquée par M. Benjamin Fillon.