Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 10.djvu/105

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que la vertu en ait encore eu de plus grandes : il y en a de moindres qui portent mille gens à exposer leur vie ; & celles-ci ne vous engageroient pas à prendre une femme & à nourrir des enfans ».

Alors cet empereur publia les lois nommées Pappia-Poppæa, du nom des deux consuls de cette année. La grandeur du mal paroissoit dans leur élection même : Dion nous dit qu’ils n’étoient point mariés & qu’ils n’avoient point d’enfans. Constantin & Justinien abrogerent les lois pappiennes, en donnant la prééminence au célibat ; & la raison de spiritualité qu’ils en apporterent imposa bien-tôt la nécessité du célibat même. Mais, sans parler ici du célibat adopté par la religion catholique, il est du moins permis de se récrier avec M. de Montesquieu contre le célibat qu’a formé le libertinage : « Ce célibat où les deux sexes se corrompant par les sentimens naturels même, fuient une union qui doit les rendre meilleurs pour vivre dans celle qui rend toûjours pire. C’est une regle tirée de la nature, que plus on diminue le nombre des mariages qui pourroient se faire, plus on corrompt ceux qui sont faits ; moins il y a de gens mariés, moins il y a de fidélité dans les mariages, comme lorsqu’il y a plus de voleurs, il y a plus de vols ».

Il résulte de cette réflexion, qu’il faut rappeller à l’état du mariage les hommes qui sont sourds à la voix de la nature ; mais cet état peut-il être permis sans le consentement des peres & meres ? Ce consentement est fondé sur leur puissance, sur leur amour, sur leur raison, sur leur prudence, & les institutions ordinaires les autorisent seuls à marier leurs enfans. Cependant, selon les lois naturelles, tout homme est maître de disposer de son bien & de sa personne. Il n’est point de cas où l’on puisse être moins gêné que dans le choix de la personne à laquelle on veut s’unir ; car qui est-ce qui peut aimer par le cœur d’autrui, comme le dit Quintilien ? J’avoue qu’il y a des pays où la facilité de ces sortes de mariages sera plus ou moins nuisible ; je sai qu’en Angleterre même les enfans ont souvent abusé de la loi pour se marier à leur fantaisie, & que ce abus a fait naître l’acte du parlement de 1753. Cet acte a cru devoir joindre des formes, des termes & des gênes à la grande facilité des mariages ; mais il se peut que des contraintes pareilles nuiront à la population. Toute formalité restrictive ou gênante est destructive de l’objet auquel elle est imposée : quels inconvéniens si fâcheux a donc produit dans la Grande-Bretagne, jusqu’à présent, cette liberté des mariages, qu’on ne puisse supporter ? des disproportions de naissance & de fortunes dans l’union des personnes ? Mais qu’importent les mésalliances dans une nation où l’égalité est en recommandation, où la noblesse n’est pas l’ancienneté de la naissance, où les grands honneurs ne sont pas dûs privativement à cette naissance, mais où la constitution veut qu’on donne la noblesse à ceux qui ont mérité les grands honneurs ; l’assemblage des fortunes les plus disproportionnées n’est-il pas de la politique la meilleure & la plus avantageuse à l’état ? C’est cependant ce vil intérêt peut-être, qui, plus que l’honnêteté publique, plus que les droits des peres sur leurs enfans, a si fort insisté pour anéantir cette liberté des mariages : ce sont les riches plutôt que les nobles qui ont fait entendre leurs imputations : enfin, si l’on compte quelques mariages que l’avis des parens eût mieux assortis que l’inclination des enfans (ce qui est presque toûjours indifférent à l’état), ne sera-ce pas un grand poids dans l’autre côté de la balance, que le nombre des mariages, que le luxe des parens, le desir de jouir, le chagrin de la privation, peut supprimer ou retarder, en faisant perdre à l’état les années précieuses & trop bornées de la fécondité des femmes ?

Comme un des grands objets du mariage est d’ôter toutes les incertitudes des unions illégitimes, la religion y imprime son caractere, & les lois civiles y joignent le leur, afin qu’il ait l’authenticité requise de légitimation ou de réprobation. Mais pour ce qui regarde la défense de prohibition de mariage entre parens, c’est une chose très-délicate d’en fixer le point par les lois de la nature.

Il n’est pas douteux que les mariages entre les ascendans & les descendans en ligne directe, ne soient contraires aux lois naturelles comme aux civiles ; & l’on donne de très-fortes raisons pour le prouver.

D’abord le mariage étant établi pour la multiplication du genre humain, il est contraire à la nature que l’on se marie avec une personne à qui l’on a donné la naissance, ou médiatement ou immédiatement, & que le sang rentre pour ainsi dire dans la source dont il vient. De plus, il seroit dangereux qu’un pere ou une mere, ayant conçu de l’amour pour une fille ou un fils, n’abusassent de leur autorité pour satisfaire une passion criminelle, du vivant même de la femme ou du mari à qui l’enfant doit en partie la naissance. Le mariage du fils avec la mere confond l’état des choses : le fils doit un très-grand respect à sa mere ; la femme doit aussi du respect à son mari ; le mariage d’une mere avec son fils renverseroit dans l’un & dans l’autre leur état naturel.

Il y a plus : la nature a avancé dans les femmes le tems ou elles peuvent avoir des enfans, elle l’a reculé dans les hommes ; &, par la même raison, la femme cesse plutôt d’avoir cette faculté, & l’homme plus tard. Si le mariage entre la mere & le fils étoit permis, il arriveroit presque toûjours que, lorsque le mari seroit capable d’entrer dans les vûes de la nature, la femme en auroit passé le terme. Le mariage entre le pere & la fille répugne à la nature comme le précédent ; mais il y répugne moins parce qu’il n’a point ces deux obstacles. Aussi les Tartares qui peuvent épouser leurs filles, n’épousent-ils jamais leurs meres.

Il a toûjours été naturel aux peres de veiller sur la pudeur de leurs enfans. Chargés du soin de les établir, ils ont dû leur conserver & le corps le plus parfait, & l’ame la moins corrompue, tout ce qui peut mieux inspirer des desirs, & tout ce qui est le plus propre à donner de la tendresse. Des peres toûjours occupés à conserver les mœurs de leurs enfans, ont dû avoir un éloignement naturel pour tout ce qui pourroit les corrompre. Le mariage n’est point une corruption, dira-t-on ; mais, avant le mariage, il faut parler, il faut se faire aimer, il faut séduire ; c’est cette séduction qui a dû faire horreur. Il a donc fallu une barriere insurmontable entre ceux qui devoient donner l’éducation & ceux qui devoient la recevoir, & éviter toute sorte de corruption, même pour cause légitime.

L’horreur pour l’inceste du frere avec la sœur a dû partir de la même source. Il suffit que les peres & meres aient voulu conserver les mœurs de leurs enfans & leur maison pure, pour avoir inspiré à leurs enfans de l’horreur pour tout ce qui pouvoit les porter à l’union des deux sexes.

La prohibition du mariage entre cousins-germains a la même origine. Dans les premiers tems, c’est-à-dire, dans les âges où le luxe n’étoit point connu, tous les enfans restoient dans la maison & s’y établissoient : c’est qu’il ne falloit qu’une maison très-petite pour une grande famille, comme on le vit chez les premiers Romains. Les enfans des deux freres, ou les cousins-germains, étoient regardés & se regardoient entr’eux comme freres. L’éloignement qui étoit entre les freres & sœurs pour le mariage, étoit donc aussi entre les cousins-germains.