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En indiquant ainsi l’abus que nous faisons de ces biens utiles, nous croyons montrer le remede, & assurer à ceux qui voudront bien ne pas s’y arrêter, la jouissance des biens & des plaisirs agréables par eux-mêmes.

(Jusqu’ici nous avons fait trop d’usage d’un petit mais excellent ouvrage sur la théorie des sentimens agréables, pour ne pas lui rendre toute la justice qu’il mérite).

II. Quand nous réfléchissons sur ce qui se passe en nous à la vûe des objets propres à nous donner du plaisir ou à nous causer de la peine, nous sentons naître un penchant, une détermination de la volonté, qui est quelque chose de différent du sentiment même du bien & du mal. Il le touche de près, mais c’est une maniere d’être plus active, c’est une volonté naissante que nous pouvons suivre ou abandonner, au lieu que nous n’avons aucun empire sur cette premiere modification de l’ame qui est le sentiment. C’est ce penchant, ce goût qui nous détermine au bien ou à ce qui nous paroît l’être, & que nous nommons attachement ou desir, suivant qu’on possede le bien ou qu’on le souhaite ; c’est lui qui nous retire du mal ou de ce que nous jugeons être tel, & qui, si ce mal est present, s’appelle aversion, s’il est absent, éloignement. C’est ainsi que le beau ou ce qui nous plaît, nous affecte d’un sentiment qui à son tour excite le desir & fait naître la passion. Le contraire suit la même marche.

L’admiration est la premiere & la plus simple de nos passions : elle mérite à peine ce nom ; c’est ce sentiment vif & subit de plaisir qui s’excite chez nous à la vûe d’un objet dont la perfection nous frappe. On pourroit lui opposer l’étonnement, si ce mot n’étoit restreint à exprimer un pareil sentiment de peine qui nait à la vûe d’une difformité peu commune, & l’horreur en particulier que cause la vûe d’un vice ou d’un crime extraordinaire. Ces passions sont pour l’ordinaire excitées par la nouveauté ; mais si c’est par un mérite plus réel, alors l’admiration peut être utile. Aussi un observateur attentif trouve souvent dans les objets les plus communs autant & plus de choses dignes de son admiration, que dans les objets les plus rares & les plus nouveaux.

L’admiration ou l’étonnement produisent la curiosité ou le desir de connoître mieux ce que nous ne connoissons qu’imparfaitement ; passion raisonnable & qui tourne à notre profit, si elle se porte sur des recherches vraiment utiles & non frivoles ou simplement curieuses ; si elle est assez discrette pour ne pas nous porter à vouloir connoitre ce que nous devons ignorer ; & si elle est assez constante pour ne pas nous faire voltiger d’objets en objets, sans en approfondir aucun.

Après ce qui a été dit sur les plaisirs & les peines, je ne sais si l’on peut mettre la joie & la tristesse au rang des passions, ou si l’on ne doit pas plûtôt regarder ces deux sentimens comme la base & le fond de toutes les passions. La joie n’est proprement qu’une réflexion continue, vive & animée sur le bien dont nous jouissons ; & la tristesse une réflexion soutenue & profonde sur le mal qui nous arrive. On prend souvent la joie pour une disposition à sentir vivement le bien, comme la tristesse pour la disposition à être sensible au mal. Les passions qui tiennent à la joie semblent être douces & agréables : celles qui se rapportent à la tristesse sont fâcheuses & sombres. La joie ouvre le cœur & l’esprit, mais elle dissipe. La tristesse resserre, accable, & fixe sur son objet.

L’espérance & la crainte précedent pour l’ordinaire la joie & la tristesse. Elles se portent sur le bien ou le mal qui doit probablement nous arriver. Si nous le regardons comme fort assuré, nous sentons de la confiance ; ou au contraire si c’est le mal, nous tom-

bons dans le desespoir. La crainte va jusqu’à la peur ou

à l’épouvante quand nous appercevons tout-à-coup un mal imprévû prêt à fondre sur nous, & jusqu’à la terreur si outre cela le mal est affreux. Il n’y a point de nom pour exprimer les nuances de la joie en des circonstances paralleles.

Le combat entre la crainte & l’espérance fait l’inquiétude ; disposition tumultueuse, passion mixte, qui nous fait souvent prévenir le mal & perdre le bien. Quand la crainte & l’espérance se succedent tour à tour, c’est irrésolution. Si l’espérance l’emporte, nous sentons naître le courage ; si c’est la crainte, nous tombons dans l’abattement. Quand un bien que nous espérons se fait trop attendre, nous avons de l’impatience ou de l’ennui. Quelquefois même, en nous persuadant que la crainte d’un mal est pire que le mal même, nous sommes impatiens qu’il arrive. L’ennui vient aussi de l’absence de tout bien, mais plus souvent encore du défaut d’occupations qui nous attachent. La joie d’avoir évité un mal que nous avions un juste sujet de craindre, ou d’avoir obtenu un bien long tems attendu, se change en allegresse. Mais si ce bien ne répond pas à notre attente, s’il est au-dessous de l’idée que nous en avions, le dégoût succede à la joie, & souvent il est suivi de l’aversion.

Toute bonne action porte avec elle sa récompense, en ce qu’elle est suivie d’un sentiment de joie pure qui se nomme satisfaction ou contentement intérieur. Au contraire, la repentance, les regrets, les remords, sont les sentimens qui s’élevent dans notre cœur, à la vue de nos fautes.

La joie & la tristesse ne s’en tiennent pas là ; elles produisent encore bien d’autres passions. Telle est cette satisfaction que nous ressentons en obtenant l’approbation des autres, & sur-tout de ceux que nous croyons être les meilleurs juges de nos actions, & que nous désignons sous le nom de la gloire. La tristesse au contraire, que nous éprouvons quand nous sommes blâmés ou désapprouvés, s’appelle honte. Ces affections de l’ame sont si naturelles & si nécessaires au bien de la société, qu’on a donné le nom d’impudence à leur privation ; mais poussées à l’excès, elles peuvent être aussi pernicieuses qu’elles étoient utiles, renfermées dans de justes bornes. On en peut dire autant du desir des honneurs, qui est une noble émulation quand il est dirigé par la justice & la sagesse, & une ambition dangereuse quand on lui lâche la bride. Il en est de même de l’amour modéré des richesses, passion légitime si on les recherche par des voies honorables, & dans l’intention d’en faire un bon usage, mais qui poussée trop loin, est avarice, mot qui exprime deux passions différentes, suivant qu’on désire avec ardeur les richesses, ou pour les amasser sans en jouir, ou pour les dissiper.

Comme l’on n’a point de nom propre pour désigner cet amour modéré des richesses, l’on n’en a pas non plus pour marquer un amour modéré des plaisirs des sens. Le mot de volupté est en quelque sorte affecté à cette sorte de plaisirs. Le voluptueux est celui qui y est trop attaché ; & si le goût que l’on a pour eux va trop loin, on appelle cette passion sensualité.

Il en est encore de même du desir raisonnable ou excessif des plaisirs de l’esprit ; il n’y a pas de terme fixe pour les désigner. Celui qui les aime & qui s’y connoît, est un homme de goût ; celui qui sait les procurer est un homme à talent.

Toutes ces passions se terminent à nous-mêmes, & portent sur l’amour de soi même. Cet état de l’ame qui l’occupe & l’affecte si vivement pour tout ce qu’il croit être relatif à son bonheur & à sa perfection. Je le distingue de l’amour propre en ce que celui-ci subordonne tout à son bien particulier, se fait le centre