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Le même Pline admire la tête d’une Minerve que peignit le même artiste ; cette tête regardoit toujours celui qui la regardoit, spectantem spectans quâcumque adspiceretur. Cependant ce jeu d’optique ne tient point au mérite personnel, & suppose seulement dans le peintre une connoissance de cette partie de la perspective. On montre en Italie plusieurs têtes dans le goût de celle d’Amulius. Cet artiste n’étoit mort que depuis peu lorsque Pline écrivoit.

La mémoire du peintre Turpilius, chevalier romain & vénitien de naissance, étoit pareillement récente. Il avoit embelli Vérone de ses ouvrages de peinture. On peut les croire aussi beaux qu’on le voudra ; on sait du moins qu’il avoit appris son art dans la Grece. Pline, liv. XXXV. c. vj. dit qu’avant lui on n’avoit jamais vû de peintres gauchers ; & il paroît admirer cette particularité ; mais l’habitude fait tout pour le choix des mains, & il ne faut pas une grande philosophie pour faire cette réflexion. D’ailleurs cette habitude entre pour beaucoup moins qu’on ne l’imagine dans un art que l’esprit seul conduit, & qui donne sans peine le sens de la touche, en indiquant celui de la hachure, & qui produit enfin des équivalens pour concourir à l’expression générale & particuliere.

Depuis Turpilius on a vu des peintres gauchers parmi les modernes ; on en a vu également des deux mains. Jouvenet attaqué d’une paralysie sur le bras droit quelques années avant sa mort, a fait de la main gauche son tableau de la Visitation qu’on voit à Notre-Dame, & qui est un des plus beaux qui soit sorti de ses mains. Ce fait est plus étonnant que celui du chevalier Turpilius, puisque Jouvenet avoit contracté toute sa vie une autre habitude ; & l’on n’en a fait mention à Paris que peur ne pas oublier cette petite singularité de la vie d’un grand artiste. Pline finit l’article de Turpilius en remarquant que jusqu’à lui, on ne trouve point de citoyen de quelque considération, qui depuis Pacuvius eût exercé l’art de la peinture.

Il nomme enfin sous le regne de Vespasien, vers l’an 70 de Jesus-Christ, deux peintres à fresque tous deux romains, Cornelius Pinus & Accius Priscus. Fort peu de tems après, il composa, sous le même regne, son immense recueil d’histoire naturelle. Il venoit de l’achever lorsqu’il en fit la dédicace à Titus, consul pour la sixieme fois, en l’an 78 de Jesus-Christ.

L’année suivante fut celle où Titus monta sur le trône, au mois de Mars, & Pline mourut au commencement de Novembre suivant. Cet illustre écrivain avoit donc composé immédiatement auparavant son grand ouvrage, avec la digression sur la Peinture, morceau des plus précieux de l’antiquité.

On sait que Pline entre en matiere par des plaintes ameres contre son siecle sur la décadence d’un art qu’il trouve infiniment recommandable par l’avantage qu’il a de conserver la mémoire des morts, & d’exciter l’émulation des vivans. Il fait l’éloge des tableaux comme monumens du mérite & de la vertu. Il étend cet éloge aux autres ouvrages qui avoient la même destination, aux figures de cire que les Romains conservoient dans leur famille, aux statues dont ils ornoient les bibliotheques, aux portraits dessinés, que Varon & Pollion mirent en usage, enfin aux boucliers où étoient représentés les personnages illustres de l’ancienne Rome.

Après avoir pris les Romains du côté de l’honneur & de la vertu, il cherche à piquer leur curiosité en leur indiquant l’antiquité de l’art, & en s’arrêtant au récit de quelques peintures plus anciennes que la fondation de Rome. Il nomme les différentes villes où on les voyoit, & il distingue le mérite de ces ouvrages d’avec l’abus qu’en vouloit faire la lubricité

d’un empereur, tenté d’en tirer deux de leur place à cause de quelques nudités.

Aux motifs d’une curiosité louable, Pline joint les motifs d’émulation puisés dans le sein même de la ville de Rome ; il propose par une gradation suivie l’exemple des citoyens qui s’étoient autrefois appliqués à l’exercice de la Peinture ; l’exemple des héros de la nation qui avoient étalé dans Rome les tableaux de leurs victoires ; l’exemple des généraux & des empereurs qui, après avoir transporté dans la capitale une quantité prodigieuse de tableaux étrangers, en avoient orné les portiques des temples & les places publiques.

Son éloquence & son esprit nous charment par des traits de feu & par des images enchanteresses qu’on ne trouve en aucun autre auteur, ni si fréquentes, ni d’une si grande beauté, enfin par une énergie de style qui lui est particuliere. C’est ainsi que pour donner une idée d’un tableau où Apelle avoit représenté un héros nud, il déclare que c’étoit un défi fait à la nature. Il dit de deux hoplitites, ouvrage de Parrhasius : « celui qui court, on le voit suer ; celui qui met les armes bas, on le sent haleter. Apelle, dit-il ailleurs, peignit ce qui est impossible à peindre, le bruit du tonnerre & la lueur des éclairs ». En matiere de style, comme en matiere de peinture, les savantes exagérations sont quelquefois nécessaires ; & ce principe doit être gravé dans l’esprit d’un peintre s’il veut parvenir à l’intelligence de ce que Pline a écrit & de ce que Apelle avoit exécuté.

Il est donc vraissemblable que personne ne s’avisera jamais de traiter Pline en qualité d’historien des Peintres ou d’enthousiaste, sans connoissance de cause, ou de déclamateur qui joue l’homme passionné, ou d’écrivain infidelle & frivole. Les qualifications diamétralement opposées sont précisément celles qui caractérisent ce grand homme, heureusement pour sa gloire, heureusement pour celle des arts dont il a été le panégyriste, heureusement enfin pour l’intérêt de la littérature & des sciences dont il a été le dépositaire.

Voilà ce que j’avois à dire sur Pline & sur la peinture des Romains ; c’est un précis de deux beaux mémoires donnés par M. de Caylus & par M. de la Nauze dans le recueil de littérature, tome XXV. (Le Chevalier De Jaucourt.)

Peinture moderne, (Beaux-Arts.) L’art de la Peinture, dit M. l’abbé Dubos, après avoir été longtems enseveli en occident sous les ruines de l’empire romain, se réfugia foible & languissant chez les orientaux, & renaquit enfin dans le treizieme siecle, vers l’an 1240, à Florence, sous le pinceau de Cimabué. Cependant on ne peignit qu’à fresque & à détrempe, jusqu’au quatorzieme siecle, que Jean de Bruges trouva le secret de peindre à l’huile. Il arriva pour lors que plusieurs peintres se rendirent illustres dans les deux siecles suivans ; mais aucun ne se rendit excellent. Les ouvrages de ces peintres si vantés dans leur tems, ont eu le sort des poésies de Ronsard, on ne les cherche plus.

En 1450 la Peinture étoit encore grossiere en Italie, où depuis près de deux cens ans on ne cessoit de la cultiver. On dessinoit scrupuleusement la nature sans l’ennoblir. On finissoit les têtes avec tant de soin, qu’on pouvoit compter les poils de la barbe & des cheveux ; les draperies étoient des couleurs très brillantes & rehaussées d’or. La main des artistes avoit bien acquis quelque capacité ; mais ces artistes n’avoient pas encore le moindre feu, la moindre étincelle de génie. Les beautés qu’on tire du nud dans les corps représentés en action, n’avoient point été imaginées de personne ; on n’avoit point fait encore aucune découverte dans le clair-obscur, ni dans la perspective aérienne, non plus que dans l’élégance