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généralement parlant, que les objets de la mémoire sont d’une nature très-différente de celle des objets de la vûe. Ceux-ci diminuent à proportion de leur distance, & ceux-là pour l’ordinaire grossissent à mesure qu’on est éloigné de leur tems & de leur lieu : omnia post obitum fingit majora vetustas.

On fit du vivant de saint Grégoire tant de copies de ses ouvrages, qu’ils ont presque tous passé jusqu’à nous. Le pere Denis de Sainte-Marthe les a publiés en 1697 avec sa vie, sous le nom d’Histoire de saint Grégoire le Grand. M. de Goussainville avoit déja mis au jour une édition des œuvres de ce pontife en 1675.

Les dialogues qui portent le nom de saint Grégoire, & que le bénédictin de saint Maur reconnoît lui appartenir, ne sont pas dignes, de l’aveu de M. Dupin, de la gravité & du discernement de ce saint pape ; tant ils sont pleins de miracles extraordinaires & d’histoires fabuleuses ! il est vrai qu’il les a rapportées sur le témoignage d’autrui, mais il ne devoit pas si légérement y ajouter foi, ni les débiter comme des choses constantes.

Il se montra bien plus précautionné sur les traits de la calomnie, car il la proscrivoit rigoureusement comme un monstre d’autant plus dangereux qu’il est difficile à découvrir ; aussi n’écoutoit-il les délateurs que sur des preuves de leurs délations plus claires que le jour. Il craignoit tant encore de s’y tromper, quoique innocemment, qu’il se dispensoit lui-même de juger des accusations portées à son tribunal !

Il ne fut pas moins severe sur le devoir de chasteté des ecclésiastiques, estimant qu’un homme qui avoit perdu sa virginité, ne devoit point être admis au sacerdoce. Il exceptoit seulement de cette rigueur les veufs, pourvû qu’ils eussent été réglés dans leurs mariages, & que depuis fort long-tems ils eussent vécu dans la continence. Il écrivit tant de choses sur la discipline ecclésiastique, les rites, & les cérémonies minutieuses, que tout vint à dégénérer en tristes superstitions ; on ne s’attacha plus dans les conciles qu’à de vains rafinemens sur l’extérieur de la religion, & leurs canons eurent plus d’autorité que l’Ecriture.

Son commentaire en 35 livres sur Job, offre un des ouvrages des plus diffus, & des moins travaillés qu’on connoisse. C’est un répertoire immense de moralités & d’allégories appliquées sans cesse au texte de Job, mais qu’on pourroit également appliquer à tout autre livre de l’Ecriture ; & plusieurs même de ces moralités & de ces allégories manquent de justesse & d’exactitude.

D’ailleurs, saint Grégoire déclare dans les prolégomenes de ce commentaire, qu’il a dédaigné d’y suivre les regles du langage. « J’ai pris à tâche, dit-il, de négliger l’art de parler que les maîtres des Sciences humaines enseignent ; je n’évite point le concours choquant des mêmes consonnes, je ne fuis point le mélange des barbarismes, je méprise le soin de placer comme il faut les prépositions, & de mettre les cas qu’elles régissent, parce que je trouve indigne de moi d’assujettir aux regles de Donat les paroles des oracles célestes ».

Mais n’y a-t-il aucun milieu entre la trop grande recherche de l’élégance du style & celle de sa netteté, qui a tant d’influence sur le Lut qu’on doit se proposer d’être entendu de tout le monde. Il semble que pour enseigner aux hommes la religion & leurs devoirs, il ne convient jamais de les rebuter par un langage barbare. Après tout, excusons ces défauts du style de saint Grégoire en profitant des bonnes choses qu’il a répandues dans ses écrits.

Il est plus aisé de concevoir qu’il s’étoit mis dans l’esprit que l’étude des Lettres humaines gâtoit l’étude des Lettres divines ; que d’accorder la liaison de ses principes touchant la contrainte de la conscience, le peu d’uniformité de ses maximes à cet égard paroît

manifestement en ce qu’il n’approuvoit pas que l’on forçât les Juifs à se faire baptiser, & qu’il approuvoit que l’on contraignît les hérétiques à rentrer dans l’Eglise, du-moins par des voies indirectes : cela, dit-il, peut s’exécuter en deux manieres, l’une en traitant à la rigueur les obstinés, l’autre en faisant du bien à ceux qui se convertissent ; & quand même, ajoute-t-il, ces gens ne seroient pas bien convertis, on gagnera toujours beaucoup en ce que leurs enfans deviendront bons catholiques : aut ipsos ergò, aut eorum filios lucramur, lib. IV. epist. vj. Machiavel n’a pas poussé le rafinement plus loin.

Mais le principal trait de la vie de S. Grégoire, que tous les moralistes ont condamné, c’est la prostitution des louanges avec laquelle il s’insinua dans l’amitié de l’horrible usurpateur Phocas, & de la reine Brunehaut, une des méchante femmes de la terre.

Le traître & barbare Phocas étoit encore tout dégoutant d’un des plus exécrables parricides que l’on puisse lire dans les annales du monde. Il venoit de faire égorger en sa présence l’empereur Maurice, son maître, après avoir donné à cet infortuné pere, le triste spectacle de voir mourir de la même maniere, cinq petits princes ses enfans. Le pere Maimbourg vous détaillera cette horrible action, & vous peindra le caractere du cruel & infâme Phocas ; c’est assez de dire, qu’il réunissoit en lui toutes les méchantes qualités qu’on peut opposer à celles de l’empereur Maurice. Saint Grégoire a la foiblesse de féliciter le monstre Phocas de son avénement à la couronne ; il en rend graces à Dieu, comme du plus grand bien qui pouvoit arriver à l’empire. Il lui écrit trois épîtres à ce sujet, lib. II. epist. 38. ind. 6. 45. & 46. Quel aveuglement ! Quelle chûte dans S. Grégoire ! Un pape qui ne veut point recevoir dans les ordres sacrés, & qui dépose avec la derniere rigueur, un prêtre qui n’est coupable que d’avoir eu dans sa vie un moment de foiblesse, écrit à Phocas trois lettres de félicitation, sans même lui témoigner dans aucune, qu’il eût desiré que Maurice & ses enfans n’eussent pas souffert le dernier supplice !

Quant à ce qui regarde la reine Brunehaut, je rapporterai seulement ce que dit le pere Daniel dans son hist. de France, tom. I. « S. Grégoire qui avoit besoin de l’autorité de Brunehaut pour seconder les missionnaires d’Angleterre, & pour se conserver en Provence le petit patrimoine de l’Eglise romaine ; lui faisoit la cour en louant ce qu’elle faisoit de bien, sans toucher à certaines actions particulieres ou qu’il ignoroit, ou qu’il jugeoit à propos de dissimuler. Plusieurs bonnes œuvres, dont l’histoire lui rend témoignage, comme d’avoir bâti des monasteres, des hôpitaux, racheté des captifs, contribué à la conversion d’Angleterre, ne sont point incompatibles avec une ambition demesurée, avec les meurtres de plusieurs évêques, avec la persécution de quelques saints personnages, & avec une politique aussi criminelle que celle dont on lui reproche d’avoir usé pour se conserver toujours l’autorité absolue ».

Cependant dans toutes les lettres que S. Grégoire lui écrivit, il la peint comme une des plus parfaites princesses du monde ; & regarde la nation Françoise pour la plus heureuse de toutes, d’avoir une semblable reine douée de toutes sortes de vertus, liv. II. epist. 8. voilà donc dans la vie d’un seul homme, deux exemples mémorables de la basse servitude où l’on tombe, pour vouloir se soutenir dans les grands postes !

Les siecles suivans offrent peu de docteurs qui méritent quelques louanges, par leur savoir en matiere de religion ou de morale. Cette derniere science se corrompant de plus en plus devint seche, décharnée, misérablement défigurée par toutes sortes de