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corpusculaire, Philosophie méchanique, Philosophie expérimentale.

Telle est la saine notion de la Philosophie, son but est la certitude, & tous ses pas y tendent par la voie de la démonstration. Ce qui caractérise donc le philosophe & le distingue du vulgaire, c’est qu’il n’admet rien sans preuve, qu’il n’acquiesce point à des notions trompeuses, & qu’il pose exactement les limites du certain, du probable, & du douteux. Il ne se paye point de mots, & n’explique rien par des qualités occultes, qui ne sont autre chose que l’effet même transformé en cause ; il aime beaucoup mieux faire l’aveu de son ignorance, toutes les fois que le raisonnement & l’expérience ne sauroient le conduire à la véritable raison des choses.

La Philosophie est une science encore très-imparfaite, & qui ne sera jamais complette ; car qui est-ce qui pourra rendre raison de tous les possibles ? L’être qui a tout fait par poids & par mesure, est le seul qui ait une connoissance philosophique, mathématique, & parfaite de ses ouvrages ; mais l’homme n’en est pas moins louable d’étudier le grand livre de la nature, & d’y chercher des preuves de la sagesse & de toutes les perfections de son auteur : la société retire aussi de grands avantages des recherches philosophiques qui ont occasionné & perfectionné plusieurs découvertes utiles au genre humain.

Le plus grand philosophe est celui qui rend raison du plus grand nombre de choses, voilà son rang assigné avec précision : l’érudition par ce moyen n’est plus confondue avec la Philosophie. La connoissance des faits est sans contredit utile, elle est même un préalable essentiel à leur explication ; mais être philosophe, ce n’est pas simplement avoir beaucoup vû & beaucoup lû, ce n’est pas aussi posséder l’histoire de la Philosophie, des sciences & des arts, tout cela ne forme souvent qu’un cahos indigeste ; mais être philosophe, c’est avoir des principes solides, & surtout une bonne méthode pour rendre raison de ces faits, & en tirer de légitimes conséquences.

Deux obstacles principaux ont retardé long-tems les progrès de la Philosophie, l’autorité & l’esprit systématique.

Un vrai philosophe ne voit point par les yeux d’autrui, il ne se rend qu’à la conviction qui naît de l’évidence. Il est assez difficile de comprendre comment il se peut faire que des gens qui ont de l’esprit, aiment mieux se servir de l’esprit des autres dans la recherche de la vérité, que de celui que Dieu leur a donné. Il y a sans doute infiniment plus de plaisir & plus d’honneur à se conduire par ses propres yeux que par ceux des autres, & un homme qui a de bons yeux ne s’avisa jamais de se les fermer ou de se les arracher, dans l’espérance d’avoir un conducteur, c’est cependant un usage assez universel : le pere Malebranche en apporte diverses raisons.

1°. La paresse naturelle des hommes, qui ne veulent pas se donner la peine de méditer.

2°. L’incapacité de méditer dans laquelle on est tombé, pour ne s’être pas appliqué dès la jeunesse, lorsque les fibres du cerveau étoient capables de toutes sortes d’inflexions.

3°. Le peu d’amour qu’on a pour les vérités abstraites, qui sont le fondement de tout ce qu’on peut connoître ici bas.

4°. La sote vanité qui nous fait souhaiter d’être estimés savans ; car on appelle savans ceux qui ont plus de lecture : la connoissance des opinions est bien plus d’usage pour la conversation & pour étourdir les esprits du commun, que la connoissance de la vraie Philosophie, qui est le fruit de la réflexion.

5°. L’admiration excessive dont on est prévenu pour les anciens, qui fait qu’on s’imagine qu’ils ont été plus éclairés que nous ne pouvons l’être, & qu’il n’y a rien à faire où ils n’ont pas réussi.

6°. Un je ne sais quel respect, mêlé d’une sote curiosité, qui fait qu’on admire davantage les choses les plus éloignées de nous, les choses les plus vieilles, celles qui viennent de plus loin, & même les livres les plus obscurs : ainsi on estimoit autrefois Héraclite pour son obscurité. On recherche les médailles anciennes, quoique rongées de la rouille, & on garde avec grand soin la lanterne & la pantouffle de quelques anciens ; leur antiquité fait leur prix. Des gens s’appliquent à la lecture des rabbins, parce qu’ils ont écrit dans une langue étrangere, très-corrompue & très-obscure. On estime davantage les opinions les plus vieilles, parce qu’elles sont les plus éloignées de nous ; & sans doute si Nembrot avoit écrit l’histoire de son regne, toute la politique la plus fine, & même toutes les autres sciences y seroient contenues, de même que quelques-uns trouvent qu’Homere & Virgile avoient une connoissance parfaite de la nature. Il faut respecter l’antiquité, dit-on ; quoi, Aristote, Platon, Epicure, ces grands hommes se seroient trompés ? On ne considere pas qu’Aristote, Platon, Epicure étoient des hommes comme nous, & de même espece que nous, & de plus, qu’au tems où nous sommes, le monde est âgé de plus de deux mille ans ; qu’il a plus d’expérience, qu’il doit être plus éclairé ; & que c’est la vieillesse du monde & l’expérience qui font découvrir la vérité.

Un bon esprit cultivé & de notre siecle, dit M. de Fontenelle, est pour ainsi dire compose de tous les esprits des siecles précédens, ce n’est qu’un même esprit qui s’est cultivé pendant tout ce tems-là : ainsi cet homme qui a vécu depuis le commencement du monde jusqu’à présent ; a eu son enfance, où il ne s’est occupé que des besoins les plus pressans de la vie ; sa jeunesse, où il a assez bien réussi aux choses d’imagination, telles que la poésie & l’éloquence, & où même il a commencé à raisonner, mais avec moins de solidité que de feu, & il est maintenant dans l’âge de virilité, où il raisonne avec plus de forces & plus de lumieres que jamais. Cet homme même, à proprement parler, n’aura point de vieillesse, il sera toujours également capable des choses auxquelles sa jeunesse étoit propre, & il le sera toujours de plus en plus de celles qui conviennent à l’age de virilité, c’est-à-dire pour quitter l’allégorie : les hommes ne dégénerent jamais, & les vues saines de tous les bons esprits, qui se succederont, s’ajouteront toujours les unes aux autres.

Ces réflexions solides & judicieuses devroient bien nous guérir des préjugés ridicules que nous avons pris en faveur des anciens. Si notre raison, soutenue de la vanité qui nous est si naturelle, n’est pas capable de nous ôter une humilité si mal entendue, comme si en qualité d’hommes nous n’avions pas droit de prétendre à une aussi grande perfection ; l’expérience du-moins sera assez forte pour nous convaincre, que rien n’a tant arrêté le progrès des choses, & rien n’a tant borné les esprits, que cette admiration excessive des anciens. Parce qu’on s’étoit dévoué à l’autorité d’Aristote, dit M. de Fontenelle, & qu’on ne cherchoit la vérité que dans ses écrits énigmatiques, & jamais dans la nature, non-seulement la Philosophie n’avançoit en aucune façon, mais elle étoit tombée dans un abyme de galimathias & d’idées inintelligibles, d’où l’on a eu toutes les peines du monde à la retirer. Aristote n’a jamais fait un vrai philosophe, mais il en a beaucoup étouffé qui le fussent devenus, s’il eût été permis. Et le mal est qu’une fantaisie de cette espece une fois établie parmi les hommes, en voilà pour long-tems ; on sera des siecles entiers à en revenir, même après qu’on en aura connu le ridicule. Si l’on alloit s’entêter un jour de Descartes, & le mettre à la place d’Aristote, ce seroit à-peu-près le même inconvénient.