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charger des peines de ses dérangemens après l’avoir rendu responsable de sa sagesse, en le couvrant de ridicule & de honte lorsqu’elle en manque. On assûre aussi que les animaux sont sujets au pica ; Schenkius dit l’avoir observé dans des chats, centur. 4. observ. 45. On en voit aussi des exemples dans les chiens & les cochons, rapportés dans les actes philosophiques anglois, vol. I. p. 741. Les pigeons, sans en être attaqués, mangent souvent du petit gravier du sable, béquetent les murs, & les autruches dévorent du fer, d’autres oiseaux avalent des cailloux, mais c’est plutôt pour aider leur digestion naturelle que par maladie.

Les jeunes filles aux quelles cette maladie est familiere, commencent souvent d’assez bonne heure à s’y adonner, l’exemple, les invitations de leurs amies, quelquefois l’envie de devenir pâles, un dérangement d’estomac, peut-être aussi d’esprit, sont les premieres causes de cette passion ; dès-lors l’appétit ordinaire cesse, les alimens qu’elles aimoient autrefois leur paroissent insipides, mauvais ; elles deviennent tristes, rêveuses, mélancoliques, fuient la compagnie, se dérobent aux yeux de tout le monde pour aller en cachete satis faire leur appétit dépravé ; elles mangent les choses les plus absurdes, les plus sales, les plus dégoûtantes avec un plaisir infini, les choses absolument insipides flattent délicieusement leur goût ; ce plaisir est bientôt une passion violente, une fureur qu’elles sont forcées de satisfaire, malgré tout ce que la raison peut leur inspirer pour les en détourner ; la privation de l’objet qu’elles appetent si vivement, les jette dans un chagrin cuisant, dans une noire mélancolie, & quelquefois même les rend malades ; si au contraire elles la satisfont librement, leur estomac se dérange de plus en plus, toutes ses fonctions se font mal & difficilement ; il survient des anxiétés, des nausées, des rots, des gonflemens, douleurs, pesanteurs, ardeurs d’estomac, vomissement, constipation ; la langueur s’empare de leurs membres, les roses disparoissent de dessus leur visage, la pâle blancheur du lis ou une pâleur jaunâtre prend leur place, leurs yeux perdent leur vivacité & leur éclat, voyez Pales couleurs, & leur tête panchée languissamment & sans force, ne se soutient qu’avec peine sur le col ; fatiguées au moindre mouvement qu’elles font, elles sentent un malaise ; lorsqu’elles sont obligées de faire quelque pas, & sur-tout si elles montent, alors elles sont essoufflées, ont de la peine à respirer, & éprouvent des palpitations violentes : on dit alors qu’elles ont les pales couleurs, ou qu’elles sont oppilées. Voyez Pales couleurs, Oppilation. Cette maladie ne tarde pas à déranger l’excrétion menstruelle, si son dérangement n’a pas précédé & produit le pica, comme il arrive souvent, à-moins qu’il ne survienne avant l’éruption des regles.

On a beaucoup disputé sur la cause & le siege de cette maladie ; les uns ont prétendu que son siege étoit dans l’estomac, & ne dépendoit que de l’accumulation de mauvais sucs ; les autres l’ont regardée comme une maladie de la tête, & en ont fait une espece d’affection mélancolique. Parmi les premiers, les uns ont cru avec Aphrodisée que les mauvais sucs qui se ramassoient dans l’estomac étoient de la même nature que les alimens, ou que les choses qui étoient l’objet de l’appétit, & que c’étoit en vertu de ce rapport, de cette sympathie qu’on les appétoit ; ils se fondoient sur ce que tous les sucs étant viciés, ils devoient exciter l’appétit de mauvais alimens, comme l’estomac sain ou les sucs bons font desirer des alimens de même nature : 2o ceux qui sont d’un tempérament bilieux ne voient en songe que des incendies ; les pituiteux ont toujours devant les yeux de l’eau, des débordemens, &c. il en doit être de même

des sucs d’une telle espece déterminée, ils doivent frapper l’imagination d’une telle façon, & lui représenter les alimens analogues ; les sucs acides, faire desirer les fruits aigrelets ; les sucs brûlés, du charbon, &c. & par conséquent en faire naître l’appétit. Les autres pensent avec Avicenne que les sucs de l’estomac sont d’une nature contraire, & que cette contrariété est la cause du pica, alors ces prétendus alimens sont l’effet des remedes ; il ne leur manque pas de raison pour étayer & confirmer leur sentiment. 1o L’appétit des choses analogues au suc de l’estomac ne devroit jamais se rassasier, & devroit au contraire toujours augmenter, parce que ces sucs recevroient toujours plus de force & d’activité de la part des choses qui seroient prises en guise d’aliment ; ce qui n’arrive pas. 2o Est-il probable que les sucs puissent s’altérer au point d’être comme du bois pourri, de la boue, du plomb, &c ? 4o Il n’est pas plus naturel que l’estomac se porte vers des choses dont il regorge. 4o Dans la soif & la faim, les objets desirés sont propres à faire cesser l’état forcé du gosier & de l’estomac, parce qu’ils lui sont contraires, &c. On pourroit encore ajouter à cela que les personnes bilieuses desirent avec ardeur le, fruits acides, opposés à la nature & à l’action de la bile. 2o Que les personnes attaquées du pica sont bien moins incommodées de l’usage des choses absurdes & nuisibles quelque immodéré qu’il soit, qu’elles ne le seroient si elles n’avoient pas cette maladie, si elles ne s’y portoient pas avec cette fureur. 3o Enfin qu’il est rare qu’on souhaite passionnément une chose dont la jouissance n’est pas un besoin, un bien, en même tems qu’elle est un plaisir. Toutes ces raisons donnent beaucoup de vraissemblance à ce sentiment ; les expériences & les observations de M. Reaumur lui donnent encore un nouveau poids. Cet illustre académicien dit avoir trouvé une analogie entre les sucs digestifs de ces malades & les choses qu’ils mangeoient, & cette analogie étoit telle que ces choses se dissolvoient très facilement dans leurs sucs, ainsi que celles qui aimoient la craie, la chaux, &c. avoient des sucs légerement acides qui dissolvoient très-bien tous les absorbans, alkalis, &c. Ces expériences n’ont pas été poussées assez loin, & ne sont pas assez générales pour avoir la force de la démonstration ; mais cette opinion peut toujours passer pour une hypothese ingénieuse, bien fondée & très-vraissemblable. Mais, demandera-t-on, n’y a-t-il point de vice d’imagination, de délire ? Ceux dont nous venons d’exposer le sentiment, prétendent qu’il n’y a point de dérangement de raison, qu’il n’y a qu’une dépravation de cupidité, & qu’ainsi on ne doit pas plus regarder le pica comme délire, que la faim canine, que l’érotomanie, le satyriasis, cas où les besoins naturels sont simplement portés à un trop haut degré & dépravés.

Cependant on ne pourra guere s’empêcher de regarder le pica comme une espece de délire, si l’on fait attention. 2o Qu’on peut délirer & raisonner très-bien. 2o Que le délire n’exclud pas les motifs des actions qu’on fait, qu’il est même très-vraissemblable que la plûpart des délires ne consistent que dans des fausses apperceptions, & qu’étant supposées vraies, comme elles le paroissent au foux, toutes leurs actions faites en conséquence sont raisonnables ; un homme qui regarde tous les assistans comme ses ennemis, comme des gens qui veulent l’assassiner, s’emporte contre eux en injures & en coups quand il peut, y a-t-il rien de plus naturel ? 3o On pourra bien dire qu’une fille mange de la craie, de la chaux, de la terre, parce qu’elle a de l’acide dans l’estomac ; mais expliquera-t-on par-là cette ardeur à se cacher, cette passion violente qui subsiste long-tems après que tous les acides seront détruits ? Et pourquoi tous les enfans qui sont si fort tourmentés par l’acide, n’ont-