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la vieille roche ; si le poli en est très-beau, bien égal & bien luisant, c’est, selon eux, des preuves de l’antiquité d’une gravure. Il est certain que l’examen de la qualité d’une pierre gravée & de son beau poli ne sont point des choses indifférentes ; mais l’on a vu plus d’une fois nos graveurs effacer d’anciennes mauvaises gravures, retoucher des antiques, apporter dans le poliment une grande dextérité pour mieux tromper les connoisseurs. D’ailleurs ce seroit peut-être une preuve encore plus certaine de l’antique d’une pierre gravée, si la surface extérieure d’une telle pierre étoit dépolie par le frottement ; car les anciens gravoient pour l’usage, & toute pierre qui a servi doit s’en ressentir.

Les curieux croient encore reconnoître certainement si les inscriptions gravées en creux sur les pierres sont vraies ou supposées, & cela par la régularité & la proportion des lettres, & par la finesse des jambes ; mais il n’y a guere de certitude dans ces sortes d’observations ; tout graveur qui voudra s’en donner la peine & qui aura une main légere, tracera des lettres qui imiteront si bien celles des anciens, même celles qui sont formées par des points, que les plus fins connoisseurs prendront le change ; & ce stratageme conçu en Italie pour se jouer de certains curieux nourris dans la prévention, n’a que trop bien réussi. Ils ont corrompu jusque aux pierres gravées antiques, en y mettant de fausses inscriptions ; & c’est ce qu’ils exécutent avec d’autant plus de sécurité qu’il leur est plus facile alors d’en imposer. Qui pourra donc assûrer que plusieurs de ces noms d’artistes qui se lisent sur les pierres gravées, & même auprès de fort belles gravures, n’y auront pas été ajoutées dans des siecles postérieurs ? sur-tout que depuis M. Gori a fait observer que le nom de Cléomenes écrit en grec, qu’on voit sur le socle de la fameuse & belle statue de la Vénus de Médicis, est une inscription postiche.

Il n’est pas plus difficile d’ajouter sur les pierres gravées, de ces cercles & de ces bordures en forme de cordon, qui suivant le sentiment de M. Gori, caractérisent les pierres étrusques, & sont un signe certain pour les reconnoître.

D’autres curieux prétendent que les anciens n’ont jamais grave que sur des pierres de figures rondes ou ovales ; & lorsqu’on leur en montre quelques-unes d’une autre forme, telles que sont des pierres quarrées ou à pans, ils ne balancent pas à dire que la gravure en est moderne, ce qui n’est pas toujours exactement vrai.

Quelques négligences qui se seroient glissées dans des parties accessoires au milieu des plus grandes beautés, ne doivent pas non plus faire juger qu’une gravure n’est pas antique : on en devroit peut-être conclure tout le contraire, d’autant que les gravures modernes sont en général assez suivies, & que celles des anciens ont assez souvent le défaut qu’on vient de remarquer. On peut citer pour exemple l’enlevement du palladium grave par Dioscoride : le Diomede qui est la maitresse figure, réunit toutes les perfections, presque tout le reste est d’un travail si peu soigné, qu’à peine seroit-il avoué par des ouvriers médiocres. Cet habile artiste auroit-il prétendu relever l’excellence de sa production par ce contraste, ou auroit-il craint que l’œil s’arrêtant sur des objets étrangers, il ne se portât pas assez entiererement sur la principale figure ?

Mais une pierre gravée qui seroit enchâssée dans son ancienne monture ; une autre qu’on sauroit, à n’en pouvoir douter, avoir été trouvée depuis peu à l’ouverture d’un tombeau, ou sous d’anciens décombres qui n’auroient jamais été fouillés, mériteroit d’être reçue pour antique. Il paroit aussi qu’on ne devroit pas moins estimer une pierre gravée qui nous viendroit de ces pays où les arts ne se sont

point relevés depuis leur chûte : par exemple, des pierres gravées qui sont tirées & apportées du Levant, ne sont pas susceptibles d’altérations par le défaut d’ouvriers, comme le sont celles qu’on découvre en Europe ; enfin outre la certitude de l’antiquité pour la pierre gravée, il faut encore qu’elle soit réellement belle pour mériter l’estime des curieux. Concluons donc que la connoissance du dessein, jointe à celle des manieres & du travail, est le seul moyen pour se former le goût, & devenir un bon juge dans les arts, & en particulier dans la connoissance du mérite des pierres gravées, tant antiques que modernes.

4°. Des illustres graveurs en pierres fines. Il semble qu’il manque quelque chose à l’histoire des arts, si elle ne marche accompagnée de celle des artistes qui s’y sont distingués. C’est ce qui a engagé Mrs Vasari, Vettori, & Mariette, à faire la vie de ces illustres artistes ; il nous suffira néanmoins d’indiquer les noms des principaux parmi les modernes qui ont paru depuis la renaissance des arts.

Tout le monde sait que la chûte du bon goût suivit de fort près celle de l’empire Romain ; des ouvriers grossiers & ignorans prirent la place des grands maîtres, & semblerent ne plus travailler que pour accélerer la ruine des beaux-arts. Cependant dans le tems même qu’ils s’éloignoient à si grands pas de la perfection, ils se rendoient, sans qu’on y prît garde, utiles, & même nécessaires à la postérité ? En continuant d’opérer, bien ou mal, ils perpétuerent les pratiques manuelles des anciens ; pratiques dont la perte étoit sans cela inévitable, & n’auroit peut-être pû se retrouver. Il est donc heureux que l’art de la gravure en pierres fines n’ait souffert aucune interruption, & qu’il y ait eû une succession suivie de graveurs qui se soient instruits les uns les autres, & qui se soient mis, pour ainsi dire, à la main, les outils, sans lesquels cet art ne sauroit se pratiquer.

Ceux d’entre eux qui abandonnerent la Grece dans le quinzieme siecle, & qui vinrent se chercher un asyle en Italie, pour se soustraire à la tyrannie des Turcs leurs nouveaux maîtres, y firent paroître pour la premiere fois quelques ouvrages, qui un peu moins informes que les gravures qui s’y faisoient journellement, servirent de prélude au renouvellement des arts, qui se préparoit. Les pontificats de Martin V. & de Paul II. furent témoins de ces premiers essais ; mais Laurent de Médicis, le plus illustre protecteur que les arts aient rencontré, fut le principal moteur du grand changement qu’éprouva celui de la gravure. Sa passion pour les pierres gravées & pour les camées, lui fit rechercher, ainsi que je l’ai déjà remarqué, les meilleurs graveurs ; il les rassembla auprès de sa personne ; il leur distribua des ouvrages ; il les anima par ses bienfaits, & l’art de la gravure en pierres fines reprit une nouvelle vie.

Jean delle’ Cornivole fut regardé comme le restaurateur de la gravure en creux des pierres fines, & Dominique de Camei de la gravure en relief. Ces deux artistes furent bien-tôt surpassés par Pierre-Marie de Pescia, & par Michélino. L’art de la gravure en pierres fines, s’étendit rapidement dans toutes les parties de l’Italie. Cependant il étoit reservé à Jean Bernardi, né à Castel-Bolognèse, ville de la Romagne, d’enseigner aux graveurs modernes à se rendre de dignes imitateurs de ceux des anciens. Entre autres ouvrages de gravure de ce célebre artiste, on vante beaucoup son Titius, auquel un vautour déchire le cœur, gravé d’après le dessein de Michel-Ange : comblé d’honneurs & de biens, il expira en 1555. Dans ce tems-là François I. avoit attiré en France le fameux Mathieu del Nassaro, qui s’occupa à former parmi nous des éleves qui fussent