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surprenant après ces marques de désintéressement qu’il fût pauvre, & qu’il ne se trouvât pas en état de payer le tribut qu’on exigeoit dans Athènes de ceux qui voyageoient ; mais il l’est beaucoup que faute de payement ces Athéniens, dont il avoit si bien mérité l’estime, l’aient vendu, & qu’il n’ait été rendu à la patrie que par la bienfaisance de Démétrius de Phalere, qui le racheta. Phryné, qui avoit fait gageure avec quelques jeunes libertins qu’elle le corromperoit, eût perdu la haute opinion qu’elle avoit de ses charmes, le préjugé qu’elle avoit conçu de la foiblesse de Xenocrate, & la somme qu’elle avoit déposée ; mais elle retira son argent, en disant qu’elle s’étoit engagée à émouvoir un homme, mais non une statue. Il falloit que celui qui résistoit à Phryné fût ou passât pour impuissant. On crut de Xénocrate qu’il s’étoit assuré de lui-même, en se détachant des organes destinés à la volupté, long-tems avant que de passer la nuit à côté de la célebre courtisane. Les enfans même le respectoient dans les rues, & sa présence suspendoit leurs jeux. Ce fut un homme silencieux. Il disoit qu’il s’étoit quelquefois repenti d’avoir parlé, jamais de s’être tu. Il se distingua par sa clémence, sa sobriété, & toutes les vertus qui caractérisent l’homme de bien & le philosophe. Il vécut de longues années sans aucun reproche. Il éloigna de son école, comme un vase sans ses anses, celui qui ignoroit la Géométrie, l’Astronomie & la Musique. Il définit la Rhétorique comme Platon. Il divisa la Philosophie en Logique, Physique & Morale. Il prétendit qu’il falloit commencer la Dialectique par le traité des mots. Il distingua les objets en sensibles, intelligibles & composés, & la connoissance en science, sensation & opinion. Il rapporta sa doctrine des dieux à celle des nombres, à la monade ou l’unité qu’il appella dieu, au nombre deux, dont il fit une divinité femelle, & à l’impair, qui fut Jupiter. Il admit des puissances subalternes, tels que le ciel & les astres ; & des démons diffus dans toute la masse de l’univers, & adorés parmi les hommes sous les noms de Junon, de Neptune, de Pluton & Cérès. Selon lui, l’ame qui se meut d’elle-même fut un nombre. Il imagina trois denses différens ; il composa les étoiles & le soleil de feu, & d’un premier dense ; la lune d’un air particulier & d’un second dense ; & la terre, d’air & d’eau, & d’un troisieme dense. L’ame ne fut susceptible ni de densité ni de rareté. Il disoit, tout ce qui est, est ou bien ou mal, ou indifférent ; la vertu est préférable à la vie, le plus grand des biens, &c. Il mourut âgé de 82 ou 84 ans.

Polemon fut un de ces agréables débauchés, dont la ville d’Athènes fourmilloit. Un jour qu’il sortoit au lever du soleil de chez une courtisane avec laquelle il avoit passé la nuit, ivre d’amour & de vin, les cheveux épars, les piés chancelans, ses vétemens en désordre, la poitrine nue, ses brodequins tombans & à moitié détachés, une couronne en lambeaux, & placée irrégulierement sur sa tête, il apperçut la porte de l’école de Xénocrate ouverte ; il entra, il s’assit, il plaisanta le philosophe & ses disciples. Les idées qu’on avoit là du bonheur, quadroient peu avec celles d’un jeune homme qui auroit donné sa vie pour un verre de vin de Chio & un baiser de sa maîtresse. Xénocrate ne se déconcerta point ; il quitta le sujet dont il entretenoit ses auditeurs, & se mit à parler de la modestie & de la tempérance. D’abord la gravité du philosophe abattit un peu la pétulance du jeune libertin ; bientôt elle le rendit attentif. Polemon se tut, écouta, fut touché, rougit de son état, & on le vit, à mesure que le philosophe parloit, embarrassé, se baisser furtivement, rajuster son brodequin, ramener ses bras nuds sous son manteau, & jetter loin de lui sa couronne Depuis ce moment il professa la vie la plus austere ; il s’interdit l’usage du vin ; il s’exerça

à la fermeté, & il réussit au point que, mordu à la jambe par un chien enragé, il conserva sa tranquillité au milieu d’une foule de personnes que cet accident avoit rassemblées, & qui en étoient frappées de terreur. Il aima la solitude autant qu’il avoit aimé la dissipation. Il se retira dans un petit jardin, & ses disciples se bâtirent des chaumieres autour de la sienne. Il fut chéri de son maître & de ses disciples, & honoré de ses concitoyens. Il forma Crantor, Cratès le stoïcien, Zénon & Arcesilaüs. Sa philosophie fut pratique. Il faut plus agir, disoit-il, que spéculer ; vivre selon la nature ; imiter Dieu ; étudier l’harmonie de l’univers, & l’introduire dans sa conduite. Il mourut de phtisie dans un âge fort avancé.

Cratès l’athénien succéda à Polémon son maître & son ami. Jamais deux hommes ne furent unis d’un lien plus solide & plus doux que ceux-ci. Ils eurent les mêmes goûts, les mêmes études, les mêmes exercices, les mêmes amusemens, les mêmes sentimens, les mêmes vertus, les mêmes mœurs, & quand ils moururent, ils furent enfermés dans un même tombeau. Cratès écrivit de la philosophie, composa des pieces de théâtre, & laissa des harangues. Arcésilaüs & Bion le boristhenite, se distinguerent dans son école. Il y eut plusieurs philosophes de son nom, avec lesquels il ne faut pas le confondre.

Crantor occupa l’académie après Polemon. Il fut philosophe & poëte dramatique. Son ouvrage de luctu eut beaucoup de réputation. Ciceron nous en a transmis les idées principales dans son livre de la consolation. Sa doctrine ne différa guere de celle de Platon. Il disoit : la vie de l’homme est un long tissu de miseres que nous nous faisons à nous-mêmes, ou auxquelles la nature nous a condamnés. La santé, la volupté & les richesses sont des biens, mais d’un prix fort différent. L’absence de la douleur est un avantage qui coûte bien cher : on ne l’obtient que de la férocité de l’ame ou de la stupeur du corps. L’académie ancienne ou premiere finit à Crantor.

De l’académie moyenne. Arcesilaüs ou Arcesilas en est le fondateur. Il naquit la premiere année de la cent seizieme olympiade ; il apprit les Mathématiques sous Autolique, la Musique sous Xanthe, la Géométrie sous Hipponique, l’art Oratoire & la Poésie sous différens maîtres ; enfin la Philosophie dans l’école de Théophraste, qu’il quitta pour entendre Aristote, qu’il quitta pour entendre Polemon. Il professa dans l’académie après la mort de Crantor. Ce fut un homme éloquent & persuasif. Il ménageoit peu le vice dans ses disciples, cependant il en eut beaucoup. Il les aima ; il les secourut dans le besoin. Sa philosophie ne fut pas austere. Il ne se cacha point de son goût pour les courtisanes Théodorie & Philete. On lui reproche aussi le vin & les beaux garçons. A en juger par la constance qu’il montra dans ses douleurs de la goutte, il ne paroît pas que la volupté eût amolli son courage. Il vécut loin des affaires publiques, renfermé dans son école. On lui fait un crime de ses liaisons avec Hieroclès. Il mourut en délire âgé de 75 ans. Il excita la jalousie de Zenon, d’Hyeronimus le péripatéticien, & d’Epicure. La philosophie académique changea de face sous Arcesilas. Pour se former quelqu’idée de cette révolution, il faut se rappeller :

1. Que les Académiciens n’admettoient aucune science certaine des choses sensibles ou de la matiere, être qui est dans un flux & un changement perpétuel ; d’où ils inféroient la modestie dans les assertions, les précautions contre les préjugés, l’examen, la patience & le doute.

2. Qu’ils avoient la double doctrine, l’ésoterique & l’exotérique ; qu’ils combattoient les opinions des autres philosophes dans leurs leçons publiques, mais qu’ils n’exposoient leurs propres sentimens que dans le particulier.