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qui donne à celle qui étoit fatiguée le tems de réparer ses forces.

Il y a plus ; car quelles libertés ne se donnent pas les Poëtes ? Quelquefois ils se laissent emporter au gré de leur imagination ; & las de la vérité, qui semble leur faire porter le joug, ils prennent l’essor, s’abandonnent à la fiction, & jouissent de tous les droits du génie. Alors ils cessent d’être historiens, philosophes, artistes. Ils ne sont plus que poëtes. Ainsi Virgile cesse d’être agriculteur quand il raconte les fables d’Aristée & d’Orphée. Il quitte la vérité pour le vraissemblable ; il est maître & créateur de sa matiere. Ce qui pourtant n’empêche pas que la totalité de son poëme ne soit dans le genre didactique. Son épisode est dans son poëme, ce qu’une statue est dans une maison ; c’est-à-dire un morceau de pur ornement dans un édifice fait pour l’usage.

Les poëmes didactiques ont, comme tous les ouvrages, dès qu’ils sont achevés & finis, un commencement, un milieu & une fin. On propose le sujet, on le traite, on l’acheve. Voilà qui peut suffire sur la matiere du poëme didactique ; venons à la forme.

Les Muses savent tout, non-seulement ce qui est, mais encore ce qui peut être, sur la terre, dans les enfers, au ciel, dans tous les espaces soit réels, soit possibles. Par conséquent si les poëtes, quand ils ont voulu feindre des choses qui n’étoient pas, ont pu les mettre dans la bouche des Muses, pour leur donner par-là plus de crédit ; ils ont pu à plus forte raison, y mettre les choses vraies & réelles, & leur faire dicter des vers soit sur les sciences, soit sur l’histoire, soit sur la maniere d’élever & de perfectionner les arts. C’est là-dessus qu’est fondée la forme poétique qui constitue le poëme didactique ou de doctrine.

Il a toujours été permis à tout auteur de choisir la forme de son ouvrage ; & loin de lui faire un crime d’employer quelque tour adroit pour rendre le sujet qu’il traite plus agréable, on lui en sait gré, quand il soutient le ton qu’il a pris, & qu’il est fidele à son plan.

Les poëtes didactiques n’ont pas jugé à-propos de faire parler de simples mortels. Ils ont invoqué les divinités. Et comme ils se sont supposés exaucés, ils ont parlé en hommes inspirés, & à-peu-près comme ils s’imaginoient que les dieux l’auroient fait. C’est sur cette supposition que sont fondées toutes le regles générales du poëme didactique quant à la forme. Voici ses regles générales.

1°. Les poëtes didactiques cachent l’ordre jusqu’à un certain point. Ils semblent se laisser aller à leur génie, & suivre la matiere telle qu’elle se présente, sans s’embarrasser de la conduire par une sorte de méthode qui avoueroit l’art. Ils évitent tout ce qui auroit l’air compassé & mesuré. Ils ne mettront cependant point la mort d’un héros avant sa naissance, ni la vendange avant l’été. Le desordre qu’ils se permettent n’est que dans les petites parties, où il paroît un effet de la négligence & de l’oubli plutôt que de l’ignorance. Dans les grandes, ils suivent ordinairement l’ordre naturel.

2°. La seconde regle est une suite de la premiere. En vertu du droit que se donnent les poëtes, de traiter les matieres en écrivains libres & supérieurs, ils mêlent dans leurs ouvrages des choses étrangeres à leur sujet, qui n’y tiennent que par occasion ; & cela pour avoir le moyen de montrer leur érudition, leur supériorité, leur commerce avec les muses. Tels sont les épisodes d’Aristée & d’Orphée, les métamorphoses de quelque nymphe en souci, en riviere, en rocher.

3°. La troisieme regarde l’expression. Ils s’arrogent tous les privileges du style poétique. Ils chargent les idées en prenant des termes métaphoriques,

au lieu des termes propres, en y ajoutant des idées accessoires par les épithètes qui fortifient, augmentent, modifient les idées principales. Ils emploient des tours hardis, des constructions licentieuses, des figures de mots & de pensées qu’ils placent d’une façon singuliere. Ils sement des traits d’une érudition détournée & peu commune. Enfin, ils prennent tous les moyens de persuader à leurs lecteurs, que c’est un génie qui leur parle, afin d’étonner par-là leur esprit, & de maîtriser leur attention.

La quatrieme regle & la plus importante à suivre, est de rendre le poëme didactique le plus intéressant qu’il est possible. Tous les auteurs de goût qui ont composé de tels poëmes, & qui ont employé les vers à nous donner des leçons, se sont conduits sur ce principe. Afin de soutenir l’attention du lecteur, ils ont semé leurs vers d’images qui peignent des objets touchans ; car les objets, qui ne sont propres qu’à satisfaire notre curiosité, ne nous attachent pas autant que les objets qui sont capables de nous attendrir. S’il m’est permis de parler ainsi, l’esprit est d’un commerce plus difficile que le cœur.

Quand Virgile composa les géorgiques, qui sont un poëme didactique, dont le titre nous promet des instructions sur l’agriculture & sur les occupations de la vie champêtre, il eut attention à le remplir d’imitations faites d’après des objets qui nous auroient attachés dans la nature. Virgile ne s’est pas même contenté de ces images répandues avec un art infini dans tout l’ouvrage. Il place dans un de ses livres une dissertation faite à l’occasion des présages du soleil, & il y traite avec toute l’invention dont la poésie est capable, le meurtre de Jules-César, & le commencement du regne d’Auguste. On ne pouvoit pas entretenir les Romains d’un sujet qui les intéressât davantage.

Virgile met dans un autre livre la fable miraculeuse d’Aristée, & la peinture des effets de l’amour. Dans un autre c’est un tableau de la vie champêtre qui forme un paysage riant & rempli des figures les plus aimables. Enfin, il insere dans cet ouvrage l’aventure tragique d’Orphée & d’Euridice, capable de faire fondre en larmes ceux qui la verroient véritablement.

Il est si vrai que ce sont ces images qui sont cause qu’on se plaît tant à lire les géorgiques, que l’attention se relâche sur les vers qui donnent les préceptes que le titre a promis. Supposé même que l’objet qu’un poëme didactique nous présente fût si curieux qu’on le lût une fois avec plaisir, on ne le reliroit pas avec la même satisfaction qu’on relit une églogue. L’esprit ne sauroit jouir deux fois du plaisir d’apprendre la même chose ; mais le cœur peut jouir deux fois du plaisir de sentir la même émotion. Le plaisir d’apprendre est consommé par le plaisir de savoir.

Les poëmes didactiques, que leurs auteurs ont dédaigné d’embellir par des tableaux pathétiques assez fréquens, ne sont guere entre les mains du commun des hommes. Quel que soit le mérite de ces poëmes, on en regarde la lecture comme une occupation sérieuse, & non pas comme un plaisir. On les aime moins, & le public n’en retire guere que les vers qui contiennent des tableaux pareils à ceux dont on loue Virgile d’avoir enrichi les géorgiques.

Il n’est personne qui n’admire le génie & la verve de Lucrece, l’énergie de ses expressions, la maniere hardie dont il peint des objets pour lesquels le pinceau de la poésie ne paroissoit point fait, enfin sa dextérité pour mettre en vers des choses que Virgile lui-même auroit peut-être désesperé de pouvoir dire en langage des dieux : mais Lucrece est bien plus admiré qu’il n’est lu. Il y a plus à profiter dans son poëme de natura rerum, que dans l’énéide de Virgile : cependant tout le monde lit & relit Virgile ; & peu de per-