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beau & de plus parfait en leurs langues que les poésies d’Homere & de Virgile ; c’est la source, le modele & la regle du bon goût. Ainsi il n’y a point d’homme de lettres qui ne doive savoir, & savoir bien les ouvrages de ces deux poëtes.

Ils ont tous deux dans l’expression quelque chose de divin. On ne peut dire mieux, avec plus de force, de noblesse, d’harmonie, de précision, ce qu’ils disent l’un & l’autre : & plutôt que de les comparer dans cette partie, il faut prendre la pensée du petit Cyrus & dire : « Mon grand-pere est le plus grand des Medes, & mon pere le plus beau des Perses ». Domitius Afer répondit à peu-près la même chose à quelqu’un qui lui demandoit son opinion sur le mérite des deux poëtes : Virgile, dit-il, est le second, mais plus près du premier que du troisieme.

Après avoir levé les yeux vers Homere & Virgile, il est inutile de les arrêter long-tems sur leurs copistes. Je passerai donc légerement en revûe Statius & Silius Italicus ; l’un inégal & timide, l’autre imitateur encore plus foible de l’Iliade & de l’Enéide.

Stace, ou plutôt Publius Papinius Statius, vivoit sous le regne de Domitien. Il obtint les bonnes graces de cet empereur, & lui dédia sa Thébaïde poëme de douze chants. Quelques louanges que lui ait donné Jules Scaliger, tous les gens de goût trouvent qu’il peche du côté de l’art & du génie : sa diction, quoiqu’assez fleurie, est très-inégale ; tantôt il s’éleve fort haut, & tantôt il rampe à terre. C’est ce qui a fait dire assez ingénieusement à un moderne, qu’il se représentoit sur la cime du Parnasse, mais dans la posture d’un homme qui n’y pouvant tenir, étoit sur le point de se précipiter. Ses vers cadencent à l’oreille sans aller jamais au cœur. Son poëme n’est ni régulier, ni proportionné, ni même épique, car les fictions qui s’y trouvent sentent moins le poëte que l’orateur timide, ou l’historien méthodique. Ses sylves, recueil de petites pieces de vers sur différens sujets, plaisent davantage, parce que le style en est pur & naturel. Son Achilléide est le moindre de ses écrits, mais c’est un ouvrage auquel il n’a point mis la derniere main. La mort le surprit vers la centieme année de Jesus-Christ, dans le tems qu’il retouchoit le second chant. Enfin lui-même reconnoît qu’il n’a suivi Virgile que de fort loin, & qu’en baisant ses traces qu’il adoroit ; c’est un sentiment de modestie, dont il faut lui tenir compte. Nous avons une belle & bonne édition de ses œuvres faite à Paris en 1618 in-4°. M. de Marolles en a donné une traduction françoise, mais beaucoup trop négligée & à laquelle il manque les notes d’érudition.

Silius Italicus parvint aux honneurs du consulat, & finit sa vie au commencement du regne de Trajan, âgé de 75 ans. Il se laissa mourir de faim, n’ayant pas la constance de supporter la douleur de ses maux. Son style est à la vérité plus pur que celui de ses contemporains ; mais son ouvrage de la seconde guerre punique est si foible & si prosaïque, qu’il doit plutôt avoir le nom d’histoire écrite en vers, que celui de poëme epique.

Lucain (M. Annaus Lucanus) est digne de nous arrêter davantage que Stace & Silius Italicus qu’il avoit précédés. Son génie original ouvrit une route nouvelle. Il n’a rien imité, & ne doit à personne ni ses beautés, ni ses défauts, & mérite par cela seul une grande attention. Voici ce qu’en dit M. de Voltaire.

Lucain étoit d’une ancienne maison de l’ordre des chevaliers. Il naquit à Cordoue en Espagne sous l’empereur Caligula. Il n’avoit encore que huit mois lorsqu’on l’amena à Rome, ou il fut élevé dans la maison de Séneque son oncle. Ce fait suffit pour imposer silence à des critiques qui ont révoqué en doute la pureté de son langage. Ils ont pris Lucain pour un espa-

gnol qui a fait des vers latins. Trompés par ce préjugé,

ils ont cru trouver dans son style des barbarismes qui n’y sont pas, & qui, supposé qu’ils y fussent, ne peuvent assurément être apperçus par aucun moderne.

Il fut d’abord favori de Néron, jusqu’à ce qu’il eut la noble imprudence de disputer contre lui le prix de la poésie, & l’honneur dangereux de le remporter. Le sujet qu’ils traiterent tous deux étoit Orphée. La hardiesse qu’eurent les Juges de déclarer Lucain vainqueur, est une preuve bien forte de la liberté dont on jouissoit dans les premieres années de ce regne.

Tandis que Néron fit les délices des Romains, Lucain crut pouvoir lui donner des éloges, il le loue même avec trop de flatterie ; & en cela seul il a imité Virgile, qui avoit eu la foiblesse de donner à Auguste un encens que jamais un homme ne doit donner à un autre homme tel qu’il soit.

Néron démentit bien-tôt les louanges outrées dont Lucain l’avoit comblé. Il força Séneque à conspirer contre lui ; Lucain entra dans cette fameuse conjuration, dont la découverte coûta la vie à trois cens romains du premier rang. Etant condamné à la mort, il se fit ouvrir les veines dans un bain chaud, & mourut en récitant des vers de sa Pharsale, qui exprimoient le genre de mort dont il expiroit.

Il ne fut pas le premier qui choisit une histoire récente pour le sujet d’un poëme épique. Varius, contemporain, ami & rival de Virgile, mais dont les ouvrages ont été perdus, avoit exécuté avec succès cette dangereuse entreprise.

La proximité des tems, la notoriété publique de la guerre civile, le siecle éclairé, politique & peu superstitieux où vivoient César & Lucain, la solidité de son sujet ôtoient à son génie toute liberté d’invention fabuleuse.

La grandeur véritable des héros réels qu’il falloit peindre d’après nature, étoit une nouvelle difficulté. Les Romains, du tems de César, étoient des personnages bien autrement importans que Sarpédon, Diomède, Mézence & Turnus. La guerre de Troie étoit un jeu d’enfans en comparaison des guerres civiles de Rome, où les plus grands capitaines, & les plus puissans hommes qui aient jamais été, disputoient de l’empire de la moitié du monde connu.

Lucain n’a osé s’écarter de l’histoire ; par-là il a rendu son poëme sec & aride. Il a voulu suppléer au défaut d’invention par la grandeur des sentimens ; mais il a caché trop souvent sa sécheresse sous de l’enflure : ainsi il est arrivé qu’Achille & Enée, qui étoient peu importans par eux-mêmes, sont devenus grands dans Homere & dans Virgile, & que César & Pompée sont quelquefois petits dans Lucain.

Il n’y a dans son poëme aucune description brillante, comme dans Homere. Il n’a point connu, comme Virgile, l’art de narrer, & de ne rien dire de trop ; il n’a ni son élégance, ni son harmonie ; mais aussi vous trouvez dans la Pharsale des beautés qui ne sont ni dans l’Iliade, ni dans l’Enéïde. Au milieu de ses déclamations empoulées il y a de ces pensées mâles & hardies, de ces maximes politiques dont Corneille est rempli ; quelques-uns de ces discours ont la majesté de ceux de Tite-Live, & la force de Tacite. Il peint comme Saluste ; en un mot, il est grand partout où il ne veut point être poëte. Une seule ligne telle que celle-ci, en parlant de César, nil actum reputans, si quid superesset agendum, vaut une description poétique.

Virgile & Homère avoient fort bien fait d’amener les divinités sur la scène. Lucain a fait tout-aussi-bien de s’en passer. Jupiter, Junon, Mars, Vénus, étoient des embellissemens nécessaires aux actions d’Enée & d’Agamemnon. On savoit peu de chose de ces héros fabuleux ; ils étoient comme ces vainqueurs des jeux