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préféré par bien des italiens. Mais pour ne point trop charger cet article, je parlerai de l’Arioste au lieu de sa naissance qui est Reggio, voyez donc Reggio, (Géog. mod.)

Ce fut à l’âge de 32 ans que le Tasse donna sa Jérusalem délivrée. Il pouvoit dire alors, comme un grand homme de l’antiquité : J’ai vécu assez pour le bonheur & pour la gloire. Le reste de sa vie ne fut plus qu’une chaîne de calamités & d’humiliations. Enveloppé des l’âge de huit ans dans le bannissement de son pere, sans patrie, sans biens, sans famille, persécuté par les ennemis que lui suscitoient ses talens ; plaint, mais négligé par ceux qu’il appelloit ses amis ; il souffrit l’exil, la prison, la plus extrème pauvreté, la faim même ; & ce qui devoit ajouter un poids insupportable à tant de malheurs, la calomnie l’attaqua & l’opprima.

Il s’enfuit de Ferrare, où le protecteur qu’il avoit tant célébré, l’avoit fait mettre en prison : il alla à pié, couvert de haillons, depuis Ferrare jusqu’à Sarrento dans le royaume de Naples, trouver une sœur dont il espéroit quelque secours ; mais dont probablement il n’en reçut point, puisqu’il fut obligé de retourner à pié à Ferrare, où il fut encore emprisonné. Le désespoir altéra sa constitution robuste, & le jetta dans des maladies violentes & longues, qui lui ôterent quelquefois l’usage de la raison.

Sa gloire poétique, cette consolation imaginaire dans des malheurs réels, fut attaquée par l’académie de la Crusca en 1585, mais il trouva des défenseurs ; Florence lui fit toutes sortes d’accueils ; l’envie cessa de l’opprimer au bout de cinq ans, & son mérite surmonta tout. On lui offrit des honneurs & de la fortune ; ce ne fut toutefois que lorsque son esprit fatigué d’une suite de malheurs étoit devenu insensible à tout ce qui pouvoit le flatter.

Il fut appellé à Rome par le pape Clément VIII. qui dans une congrégation de cardinaux avoit resolu de lui donner la couronne de laurier & les honneurs du triomphe, cérémonie qui paroît bizarre aujourd’hui sur-tout en France, & qui étoit alors très-sérieuse & très-honorable en Italie. Le Tasse fut reçu à un mille de Rome par les deux cardinaux neveux, & par un grand nombre de prélats & d’hommes de toutes conditions. On le conduisit à l’audience du pape : « Je desire, lui dit le pontife, que vous honoriez la couronne de laurier, qui a honoré jusqu’ici tous ceux qui l’ont portée » Les deux cardinaux Aldobrandins neveux du pape, qui admiroient le Tasse, se chargerent de l’appareil de ce couronnement ; il devoit se faire au capitole : chose assez singuliere, que ceux qui éclairent le monde par leurs écrits, triomphent dans la même place que ceux qui l’avoient désolé par leurs conquêtes !

Il tomba malade dans le tems de ces préparatifs ; & comme si la fortune avoit voulu le tromper jusqu’au dernier moment, il mourut la veille du jour destiné à la cérémonie, l’an de Jesus-Christ 1595, à l’âge de 51 ans.

Le tems qui sappe la réputation des ouvrages médiocres, a assuré celle du Tasse. La Jérusalem délivrée est aujourd’hui chantée en plusieurs endroits de l’Italie, comme les poëmes d’Homère l’étoient en Grèce.

Si la Jérusalem paroît à quelques égards imitée de l’Iliade, il faut avouer que c’est une belle chose qu’une imitation où l’auteur n’est pas au-dessous de son modele. Le Tasse a peint quelquefois ce qu’Homere n’a fait que crayonner. Il a perfectionné l’art de nuer les couleurs, & de distinguer les différentes especes de vertus, de vices & de passions, qui ailleurs semblent être les mêmes. Ainsi Godefroi est prudent & modéré. L’inquiet Aladin a une politique cruelle ; la généreuse valeur de Tancrède est opposée à la fureur

d’Argan ; l’amour dans Armide est un mélange de coquetterie & d’emportement. Dans Herminie, c’est une tendresse douce & aimable ; il n’y a pas jusqu’à l’hermite Pierre, qui ne fasse un personnage dans le tableau, & un beau contraste avec l’enchanteur Ismene : & ces deux figures sont assurément au-dessus de Calcas & de Taltibius.

Il amene dans son ouvrage les aventures avec beaucoup d’adresse ; il distribue sagement les lumieres & les ombres. Il fait passer le lecteur des allarmes de la guerre aux délices de l’amour ; & de la peinture des voluptés, il le ramene aux combats ; il excite la sensibilité par degré ; il s’éleve au-dessus de lui-même de livre en livre. Son style est par-tout clair & élégant ; & lorsque son sujet demande de l’élévation, on est étonné comment la mollesse de la langue italienne prend un nouveau caractere sous ses mains, & se change en majesté & en force.

Voilà les beautés de ce poëme, mais les défauts n’y sont pas moins grands. Sans parler des épisodes mal-cousus, des jeux de mots, & des concetti puérils, espece de tribut que l’auteur payoit au goût de son siecle pour les pointes, il n’est pas possible d’excuser les fables pitoyables dont son ouvrage est rempli. Ces sorciers chrétiens & mahométans ; ces démons qui prennent une infinité de formes ridicules ; ces princes métamorphosés en poissons ; ce perroquet qui chante des chansons de sa propre composition ; Renaud destiné par la Providence au grand exploit d’abattre quelques vieux arbres dans une forêt ; cette forêt qui est le grand merveilleux de tout le poëme ; Tancrède qui y trouve sa Clorinde enfermée dans un pin ; Armide qui se présente à-travers l’écorce d’un myrthe ; le diable qui joue le rôle d’un misérable charlatan : toutes ces idées sont autant d’extravagances également indignes d’un poëme épique. Enfin, l’auteur y donne imprudemment aux mauvais esprits les noms de Pluton & d’Alecton, confondant ainsi les idées payennes avec les idées chrétiennes.

Sur la fin du seizieme siecle, l’Espagne produisit un poëme épique, célebre par quelques beautés particulieres qui s’y trouvent, par la singularité du sujet, & par le caractere de l’auteur.

On le nomme don Alonzo d’Ercilla y Cunéga. Il fut élevé dans la maison de Philippe II. suivit le parti des armes, & se distingua par son courage à la bataille de Saint-Quentin. Entendant dire, étant à Londres, que quelques provinces du Chily avoient pris les armes contre les Espagnols leurs conquérans & leurs tyrans, il se rendit dans cet endroit du nouveau monde pour y combattre ces américains.

Sur les frontieres du Chily, du côté du sud, est une petite contrée montagneuse, nommée Araucana, habitée par une race d’hommes plus robustes & plus féroces que les autres peuples de l’Amérique. Ils défendirent leur liberté avec plus de courage & plus long-tems que les autres américains.

Alonzo soutint contre eux une pénible & longue guerre. Il courut des dangers extrèmes ; il vit, & fit des actions étonnantes, dont la seule récompense fut l’honneur de conquérir des rochers, & de réduire quelques contrées incultes sous l’obéissance du roi d’Espagne.

Pendant le cours de cette guerre, Alonzo conçut le dessein d’immortaliser ses ennemis en s’immortalisant lui-même. Il fut en même tems le conquérant & le poëte : il employa les intervalles de loisir que la guerre laissoit, à en chanter les événemens.

Il commence par une description géographique du Chily, & par la peinture des mœurs & des coutumes des habitans. Ce commencement qui seroit insupportable dans tout autre poëme, est ici nécessaire & ne déplaît pas, dans un sujet où la scene est par-delà l’autre tropique, & où les héros sont des sauvages, qui