Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 12.djvu/824

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

langue, un art d’imitation, dont l’hypothese fut d’exprimer par la mélodie & à l’aide de l’harmonie toute espece de discours, d’accent, de passion, & d’imiter quelquefois jusqu’à des effets physiques. La réunion de cet art, aussi sublime que voisin de la nature, avec l’art dramatique, a donné naissance au spectacle de l’Opéra, le plus noble & le plus brillant d’entre les spectacles modernes.

Ce n’est point ici le lieu d’examiner si le caractere du spectacle en musique a été connu de l’antiquité ; pour peu qu’on réfléchisse sur l’importance des spectacles chez les anciens, sur l’immensité de leurs théâtres, sur les effets de leurs représentations dramatiques sur un peuple entier, on aura de la peine à regarder ces effets comme l’ouvrage de la simple déclamation & du discours ordinaire, dépouillés de tout prestige. Il n’y a guere aujourd’hui d’homme de goût, ni de critique judicieux, qui doute que la mélopée ne fût une espece de récitatif noté.

Mais sans nous embarrasser dans des recherches qui ne sont point de notre sujet, nous ne parlerons ici que du spectacle en musique, tel qu’il est aujourd’hui établi en Europe, & nous tâcherons de savoir quelle sorte de poëme a dû résulter de la réunion de la Poésie avec la Musique.

La Musique est une langue. Imaginez un peuple d’inspirés & d’enthousiastes, dont la tête seroit toujours exaltée, dont l’ame seroit toujours dans l’ivresse & dans l’extase ; qui avec nos passions & nos principes, nous seroient cependant supérieurs par la subtilité, la pureté & la délicatesse des sens, par la mobilité, la finesse, & la perfection des organes, un tel peuple chanteroit au lieu de parler, sa langue naturelle seroit la musique. Le poëme lyrique ne représente pas des êtres d’une organisation différente de la nôtre, mais seulement d’une organisation plus parfaite. Ils s’expriment dans une langue qu’on ne sauroit parler sans génie, mais qu’on ne sauroit non plus entendre sans un goût délicat, sans des organes exquis & exercés. Ainsi ceux qui ont appellé le chant le plus fabuleux de tous les langages, & qui se sont moqués d’un spectacle où les héros meurent en chantant, n’ont pas eu autant de raison qu’on le croiroit d’abord ; mais comme ils n’apperçoivent dans la musique, que tout au plus un bruit harmonieux & agréable, une suite d’accords & de cadences, ils doivent le regarder comme une langue qui leur est étrangere ; ce n’est point à eux d’apprécier le talent du compositeur, il faut une oreille attique pour juger de l’éloquence de Démosthene.

La langue du musicien a sur celle du poëte l’avantage qu’une langue universelle a sur un idiome particulier ; celui-ci ne parle que la langue de son siecle & de son pays, l’autre parle la langue de toutes les nations & de tous les siecles.

Toute langue universelle est vague par sa nature ; ainsi en voulant embellir par son art la représentation théâtrale, le musicien a été obligé d’avoir recours au poëte. Non-seulement il en a besoin pour l’invention de l’ordonnance du drame lyrique, mais il ne peut se passer d’interprete dans toutes les occasions où la précision du discours devient indispensable, où le vague de la langue musicale entraîneroit le spectateur dans l’incertitude. Le musicien n’a besoin d’aucun secours pour exprimer la douleur, le desespoir, le délire d’une femme menacée d’un grand malheur ; mais son poëte nous dit : cette femme éplorée que vous voyez, est une mere qui redoute quelque catastrophe funeste pour un fils unique… Cette mere est Sara, qui ne voyant pas revenir son fils du sacrifice, se rappelle le mystere avec lequel ce sacrifice a été préparé, & le soin avec lequel elle en a été écartée ; se porte à questionner les compagnons de son fils, conçoit de l’effroi de leur embarras & de

leur silence, & monte ainsi par degrés des soupçons à l’inquiétude, de l’inquiétude à la terreur, jusqu’à en perdre la raison. Alors dans le trouble dont elle est agitée, ou elle se croit entourée lorsqu’elle est seule, ou elle ne reconnoît plus ceux qui sont avec elle.... tantôt elle les presse de parler, tantôt elle les conjure de se taire.

Deh, parlate : che forze tacendo
Par pitié parlez : peut-être qu’en vous taisant,
Men pietosi, più barbari siete.
Vous êtes moins compatissans que barbares.
Ah v’intendo. Tacete, tacete,
Ah, je vous entends ! taisez-vous, taisez-vous,
Non mi dite che’l figlio mori.
Ne me dites point que mon fils est mort.

Après avoir ainsi nommé le sujet & créé la situation, après l’avoir préparée & fondée par ses discours, le poëte n’en fournit plus que les masses qu’il abandonne au génie du compositeur ; c’est à celui-ci à leur donner toute l’expression & à développer toute la finesse des détails dont elles sont susceptibles.

Une langue universelle frappant immédiatement nos organes & notre imagination, est aussi par sa nature la langue du sentiment & des passions. Ses expressions allant droit au cœur, sans passer pour ainsi dire par l’esprit, doivent produire des effets inconnus à tout autre idiome, & ce vague même qui l’empêche de donner à ses accens la précision du discours, en confiant à notre imagination le soin de l’interprétation, lui fait éprouver un empire qu’aucune langue ne sauroit exercer sur elle. C’est un pouvoir que la musique a de commun avec le geste, cette autre langue universelle. L’expérience nous apprend que rien ne commande plus impérieusement à l’ame, ni ne l’émeut plus fortement que ces deux manieres de lui parler.

Le drame en musique doit donc faire une impression bien autrement profonde que la tragédie & la comédie ordinaires. Il seroit inutile d’employer l’instrument le plus puissant, pour ne produire que des effets médiocres. Si la tragédie de Mérope m’attendrit, me touche, me fait verser des larmes, il faut que dans l’Opéra les angoisses, les mortelles allarmes de cette mere infortunée passent toutes dans mon ame ; il faut que je sois effrayé de tous les fantômes dont elle est obsédée, que sa douleur & son délite me déchirent & m’arrachent le cœur. Le musicien qui m’en tiendroit quitte pour quelques larmes, pour un attendrissement passager, seroit bien au-dessous de son art. Il en est de même de la comédie. Si la comédie de Térence & de Moliere enchante, il faut que la comédie en musique ravisse. L’une représente les hommes tels qu’ils sont, l’autre leur donne un grain de verve & de génie de plus ; ils sont tout près de la folie : pour sentir le mérite de la premiere, il ne faut que des oreilles & du bon sens ; mais la comédie chantée paroit être faite pour l’élite des gens d’esprit & de goût ; la musique donne aux ridicules & aux mœurs un caractere d’originalité, une finesse d’expression, qui pour être saisis exigent un tact prompt & délicat, & des organes très-exercés.

Mais la passion a ses repos & ses intervalles, & l’art du théâtre veut qu’on suive en cela la marche de la nature. On ne peut pas au spectacle toujours rire aux éclats, ni toujours fondre en larmes. Oreste n’est pas toujours tourmenté par les Euménides ; Andromaque au milieu de ses allarmes apperçoit quelques rayons d’espérance qui la calment ; il n’y a qu’un pas de cette sécurité au moment affreux où elle verra périr son fils ; mais ces deux momens sont différens, & le dernier ne devient que plus tragique