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Plus on connoit l’amour, & plus on le déteste,
Et quand on veut bien s’en défendre,
Qu’on peut se garantir de ses indignes fers.


Après toutes ces cérémonies sans but, sans goût & sans noblesse, la Haine se met à conjurer l’Amour dans les formes, de sortir du cœur d’Armide, & de lui céder la place, précisément comme nos prêtres n’a guere avoient la coutume d’exorciser le diable. Voilà le tableau de Quinault. Nous ne dirons point qu’il n’y a qu’un homme de génie qui puisse réussir dans le premier, & qu’un homme ordinaire peut se tirer du second avec succès ; mais nous nous en rapporterons à la bonne foi de ceux qui ont vu la représentation des deux piéces. Qu’ils nous disent si cette Haine avec sa perruque de viperes, avec son autre paquet de serpens en sa main droite, avec ses gants & ses bas rouges à coins étincelans de paillettes d’argent, les a jamais fait frémir de terreur ou de pitié pour Armide, & si Phedre mourante d’amour & de honte, seule dans les bras de sa vieille nourrice, ne déchirent pas tous les cœurs ? Le destin dont la main invisible regle le sort des mortels irrévocablement, ce destin qu’aucun grand poëte n’a osé tirer des ténebres dont il s’est enveloppé ; n’est-il pas bien autrement effrayant & terrible que ce destin à barbe blanche que le poëte de l’Opéra françois nous montre si indiscrettement, & qui nous avertit en plein-chant que toutes les puissances du ciel & de la terre lui sont soumises ?

Le merveilleux visible ainsi représenté, n’auroit-il pas banni tout intérêt de la scene lyrique ? Un Dieu peut étonner, il peut paroître grand & redoutable ; mais peut-il intéresser ? Comment s’y prendra-t-il pour me toucher ? Son caractere de divinité ne rompt-il pas toute espece de liaison & de rapport entre lui & moi ? Que me font ses passions, ses plaintes, sa joie, son bonheur, ses malheurs ? Supposé que sa colere ou sa bienveillance influe sur le sort d’un héros, d’une illustre héroïne du drame, lesquels ayant les mêmes affections, les mêmes foiblesses, la même nature que moi, ont droit de m’intéresser à leur sort, quelle part pourrois-je prendre à une action où rien ne se passe en conséquence de la nature & de la nécessité des choses, où la situation la plus déplorable peut devenir en un clin d’œil, par un coup de baguette, par un changement de volonté soudain & imprévu, la situation la plus heureuse, & par un autre caprice redevenir funeste ? Ne seroit ce pas-là des jeux propres, tout au plus, à émouvoir des enfans ?

L’unité d’action essentielle à tour drame, & sans laquelle aucun ouvrage de l’art ne sauroit plaire, ne seroit-elle pas continuellement blessée dans l’Opéra merveilleux ? Des êtres qui sont au-dessus des lois de notre nature, qui peuvent changer à leur gré le cours des événemens, ne dissoudroient-ils pas tout le nœud dans les pieces de ce genre ? Un Opéra ne seroit donc qu’une suite d’incidens qui se succedent les uns aux autres sans nécessité, & par conséquent sans liaison véritable. Le poëte pourroit les alonger, abréger, supprimer à sa fantaisie, sans que son sujet en souffrît. Il pourroit changer ses actes de place, faire du premier le troisieme, du quatrieme le second, sans aucun bouleversement considérable de son plan. Il pourroit dénouer sa piece au premier acte, sans que cela l’empêchât de faire suivre cet acte de quatre autres où il dénoueroit & renoueroit, autant de fois qu’il lui plairoit : ou pour parler plus exactement, il n’y auroit dans le fait, ni nœud, ni dénouement. Tout sujet de cette espece ne peut-il pas être traité en un acte, en trois, en cinq, en dix, en vingt, selon le caprice & l’extravagance du poëte lyrique ?

Si ce genre n’a pu enfanter que des drames dénués de tout intérêt & de toute vérité, n’auroit-il pas air si empêché les progrès de la musique en France, tandis

que cet art a été porté au plus haut degré de perfection dans les autres parties de l’Europe ? Comment le style musical se seroit-il formé dans un pays où l’on ne fait chanter que des êtres de fantaisie dont les accens n’ont nul modele dans la nature ? Leur déclamation étant arbitraire & indéterminée, n’auroit-elle pas produit un chant froid & soporifique, une monotonie insupportable auxquels personne n’auroit résisté sans le secours des ballets ? Toute l’expression musicale ne se seroit-elle pas ainsi réduite à jouer sur le mot, ensorte qu’un acteur ne pourroit prononcer le mot larmes, sans que le musicien ne le fît pleurer, quoiqu’il n’eût aucun sujet d’affliction, & que dans la situation la plus triste il ne pourroit parler d’un état brillant sans que le musicien ne se crût en droit de faire briller sa voix aux dépens de la disposition de son ame ? Ne seroit-il pas résulté de cette méthode un dictionnaire des mots reputés lyriques, dictionnaire dont un compositeur habile ne manqueroit pas de faire present à son poëte, afin qu’il eût, en un seul recueil, tous les mots dont la musique ne sauroit rien faire, & qu’il ne faut jamais employer dans le poëme lyrique ?

Si vous choisissez deux compositeurs ; que vous donniez à l’un à exprimer le désespoir d’Andromaque lorsqu’on arrache Astyanax du tombeau où sa piété l’avoit caché, ou les adieux d’Iphigénie qui va se soumettre au couteau de Calchas, ou bien les fureurs de sa mere éperdue au moment de cet affreux sacrifice ; & que vous disiez à l’autre, faites-moi une tempête, un tremblement de terre, un chœur d’aquilons, un débordement de Nil, une descente de Mars, une conjuration magique, un sabat infernal, n’est-ce pas dire à celui-ci, je vous choisis pour faire peur ou plaisir aux enfans, & à l’autre, je vous choisis pour être l’admiration des nations & des siecles ? N’est-il pas évident que l’un a dû rester barbare, & sans musique, sans style, sans expression, sans caractere, & que l’autre a dû, ou renoncer à son projet, ou, s’il y a réussi, devenir sublime ?

Deux poëtes qu’on auroit ainsi employés, ne seroient-ils pas dans le même cas ? L’un n’auroit-il pas appris à parler le langage du sentiment, des passions, de la nature ; l’autre ne seroit-il pas resté foible, froid & maniéré ? Quand il auroit eu le talent de la poésie, son faux genre l’auroit trompé sur l’emploi qu’il en faut faire. La pompe épique auroit pris dans son style la place du naturel de la poésie dramatique. Au lieu de scenes naturellement dialoguées, nous aurions eu des recueils de maximes, de madrigaux, d’épigrammes, de tournures & de cliquetis de mots pour lesquels la musique n’a jamais connu d’expression. Le goût se seroit si peu formé qu’on n’auroit point senti la différence de l’harmonie poétique & de l’harmonie musicale, ni compris que le plus beau morceau de Tibulle seroit déplacé dans le poëme lyrique, précisément par ce qui le rend si beau & si précieux. On auroit vu enfin l’étrange phénomene d’un poëte lyrique, plein de douceur & de nombre, plein de charme à la lecture, & dont il seroit cependant impossible de mettre les pieces en musique.

Ce faux genre où rien ne rappelle à la nature, n’auroit-il pas empêché le musicien françois de connoître & de sentir cette distinction fondamentale de l’air & du récitatif ? Un chant lourd & traînant, semblable au chant gothique de nos églises, seroit devenu le récitatif de l’opéra. Pour lui donner de l’expression, on l’auroit surchargé de ports de voix, de trilles, de chevrottemens ; & malgré ces laborieux efforts, on ne se seroit pas seulement douté de l’art de ponctuer le chant, de faire une interrogation, une exclamation en chantant. La lenteur insoutenable de ce récitatif, son caractere contraire à toute espece de déclamation, auroient d’ailleurs rendu l’exécution d’une