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Aucune histoire, dans la même étendue de siecles, ne cite autant de miracles. On voit à cinq milles de Cracovie les salines de Bochnia ; c’est sainte Cunégonde, femme de Boleslas le chaste, disent toutes les chroniques, qui les a transportées de Hongrie en Pologne. Comme l’étude de la nature y est moins avancée que dans tout le reste du nord, le merveilleux, qui fut toujours la raison du peuple, y conserve encore plus d’empire qu’ailleurs.

Leur respect pour les papes s’est fait remarquer dans tous les tems. Lorsque Clément II. releva de ses vœux le moine Casimir, pour le porter du cloître sur le trône en 1041, il imposa aux Polonois des conditions singulieres, qui furent observées très-religieusement. Il les obligea à porter désormais les cheveux en forme de couronne monachale, à payer par tête tous les ans à perpétuité, une somme d’argent pour l’entretien d’une lampe très-chere dans la basilique de saint Pierre ; & il voulut qu’aux grandes fêtes, durant le tems du sacrifice, tous les nobles eussent au cou une étole de lin pareille à celle des prêtres : la premiere condition se remplit encore aujourd’hui.

Ce dévouement outré pour les decrets de Rome, se déborda jusqu’à engloutir la royauté. Boleslas I. avoit reçu le titre de roi de l’empereur Othon, l’an 1001. Rome s’en souvint lorsque Boleslas II. versa le sang de l’évêque Stanislas. Dans ce tems-là Hildebrand, qui avoit passé de la boutique d’un charron sur la chaire de saint Pierre, sous le nom de Grégoire VII. se rendoit redoutable à tous les souverains. Il venoit d’excommunier l’empereur Henri IV. dont il avoit été précepteur. Il lança ses foudres sur Boleslas, excommunication, dégradation, interdit sur tout le royaume, dispense du serment de fidélité, & défense aux évêques de Pologne de couronner jamais aucun roi sans le consentement exprès du saint siege. On ne sait ce qui étonne le plus, la défense du pontife, ou l’obéissance aveugle des Polonois. Pas un évêque n’osa sacrer le successeur, & cette crainte superstitieuse dura pendant deux siecles, dans les sujets comme dans les princes, jusqu’à Przémislas, qui assembla une diete générale à Gnesne, s’y fit sacrer, & reprit le titre de roi, sans prendre les auspices de Rome.

Aujourd’hui les papes ne tenteroient pas ce qu’ils ont exécuté alors ; mais il est encore vrai que leur puissance est plus respectée en Pologne que dans la plupart des états catholiques. Une nation qui a pris sur elle de faire ses rois, n’a pas osé les proclamer sans la permission du pape. C’est une bulle de Sixte V. qui a donné ce pouvoir au primat. On voit constamment à Varsovie un nonce apostolique avec une étendue de puissance qu’on ne souffre point ailleurs. Il n’en a pourtant pas assez pour soutenir l’indissolubilité du mariage. Il n’est pas rare en Pologne d’entendre dire à des maris, ma femme qui n’est plus ma femme. Les évêques témoins & juges de ces divorces, s’en consolent avec leurs revenus. Les simples prêtres paroissent très-respectueux pour les saints canons, & ils ont plusieurs bénéfices à charge d’ames.

La Pologne, telle qu’elle est aujourd’hui dans le moral & dans le physique, présente des contrastes bien frappans ; la dignité royale avec le nom de république ; des lois avec l’anarchie féodale ; des traits informes de la république romaine avec la barbarie gothique ; l’abondance & la pauvreté.

La nature a mis dans cet état tout ce qu’il faut pour vivre, grains, miel, cire, poisson, gibier ; & tout ce qu’il faut pour l’enrichir, blés, pâturages, bestiaux, laines, cuirs, salines, métaux, minéraux ; cependant l’Europe n’a point de peuple plus pauvre ;

la plus grande source de l’argent qui roule en Pologne, c’est la vente de la royauté.

La terre & l’eau, tout y appelle un grand commerce, & le commerce ne s’y montre pas. Tant de rivieres & de beaux fleuves, la Duna, le Bog, le Niester, la Vistule, le Niemen, le Borysthène, ne servent qu’à figurer dans les cartes géographiques. On a remarqué depuis long-tems, qu’il seroit aisé de joindre par des canaux l’Océan septentrional & la mer Noire, pour embrasser le commerce de l’Orient & de l’Occident ; mais loin de construire des vaisseaux marchands, la Pologne, qui a été insultée plusieurs fois par des flottes, n’a pas même pensé à une petite marine guerriere.

Cet état, plus grand que la France, ne compte que cinq millions d’habitans, & laisse la quatrieme partie de ses terres en friche ; terres excellentes, perte d’autant plus déplorable.

Cet état large de deux cens de nos lieues, & long de quatre cens, auroit besoin d’armées nombreuses pour garder ses vastes frontieres ; il peut à peine soudoyer quarante mille hommes. Un roi qui l’a gouverné quelque tems, & qui nous montre dans une province de France ce qu’il auroit pû exécuter dans un royaume ; ce prince fait pour écrire & pour agir, nous dit qu’il y a des villes en Europe dont le trésor est plus opulent que celui de la Pologne, & il nous fait entendre que deux ou trois commercans d’Amsterdam, de Londres, de Hambourg, négocient pour des sommes plus considérables pour leur compte, que n’en rapporte tout le domaine de la république.

Le luxe, cette pauvreté artificielle, est entré dans les maisons de Pologne, & les villes sont dégoutantes par des boues affreuses ; Varsovie n’est pavée que depuis peu d’années.

Le comble de l’esclavage & l’excès de la liberté semblent disputer à qui détruira la Pologne ; la noblesse peut tout ce qu’elle veut. Le corps de la nation est dans la servitude. Un noble polonois, quelque crime qu’il ait commis, ne peut être arrêté qu’après avoir été condamné dans l’assemblée des ordres : c’est lui ouvrir toutes les portes pour se sauver. Il y a une loi plus affreuse que l’homicide même qu’elle veut réprimer. Ce noble qui a tué un de ses serfs met quinze livres sur la fosse, & si le paysan appartient à un autre noble, la loi de l’honneur l’oblige seulement à en rendre un ; c’est un bœuf pour un bœuf. Tous les hommes sont nés égaux, c’est une vérité qu’on n’arrachera jamais du cœur humain ; & si l’inégalité des conditions est devenue nécessaire, il faut du-moins l’adoucir par la liberté naturelle & par l’égalité des lois.

Le liberum veto donne plus de force à un seul noble qu’à la république. Il enchaîne par un mot les volontés unanimes de la nation ; & s’il part de l’endroit où se tient la diete, il faut qu’elle se sépare. C’étoit le droit des tribuns romains ; mais Rome n’en avoit qu’un petit nombre, & ce furent des magistrats pour protéger le peuple. Dans une diete polonoise on voit trois ou quatre cens tribuns qui l’oppriment.

La république a pris, autant qu’elle a pû, toutes les précautions pour conserver l’égalité dans la noblesse, & c’est pour cela qu’elle ne tient pas compte des décorations du saint empire qui seme l’Europe de princes. Il n’y a de princes reconnus pour tels par les lettres d’union de la Lithuanie, que les Czartoriski, les Sangusko, & les Wieçnowiecki, & encore le titre d’altesse ne les tire pas de l’égalité ; les charges seules peuvent donner des préséances. Le moindre castellan précede le prince sans charge, pour apprendre à respecter la république, plus que les titres & la naissance : malgré tout cela, rien de si rampant que la petite noblesse devant la grande.