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se faisoit souvent du vivant même des rois. Ton cœur s’en glorifie, dit Dieu en s’adressant au roi de Tyr par la bouche de son prophete, tu as dit, je suis un dieu, je suis assis sur le trône de Dieu au milieu de la mer, cependant tu n’es qu’un homme & non un dieu.... Diras-tu encore que tu es un dieu ?.... Mais tu trouveras que tu es un homme & non un dieu. Ce passage indique, ce me semble, que les sujets du roi de Tyr rendoient à ce prince un culte idolâtre, même durant sa vie, & il est assez vraissemblable qu’il devint dans la suite un des Neptunes grecs.

Sous prétexte d’expliquer l’antiquité, M. Pluche la renverse & la détruit entierement. Sa chimere est que toutes les coutumes civiles & religieuses de l’antiquité sont provenues de l’agriculture, & que les dieux & les déesses mêmes proviennent de cette moisson fertile. Mais s’il y a deux faits dans l’antiquité, que le scepticisme même avoit honte, dans ses momens de sincérité & de bon sens, de révoquer en doute, c’est que ce culte idolâtre des corps célestes, a eu pour premier fondement l’influence sensible & visible qu’ils ont sur les corps sublunaires, & que les dieux tutélaires des passions payennes étoient des hommes déifiés après leur mort, & à qui leurs bienfaits envers le genre humain ou envers leurs concitoyens avoient procuré les honneurs divins ; qui croiroit que ces deux faits puissent être niés par une personne qui prétend à la connoissance de l’antiquité, & qui se propose de l’expliquer ? Mais ni les hommes, ni les dieux ne peuvent tenir contre un système. M. Pluche nous assure que tout cela est illusion ; que l’antiquité n’a eu aucune connoissance de cette matiere ; que les corps célestes n’ont point été adorés à cause de leur influence ; qu’Osiris, Isis, Jupiter, Pluton, Neptune, Mercure, que même les héros demi-dieux, comme Hercule & Minos, n’ont jamais existé ; que ces prétendus dieux n’étoient que les lettres d’un ancien alphabet, de simples figures qui servoient à donner des instructions au laboureur égyptien. Ses hiéroglyphes sont presqu’entierement confinés à la seule agriculture & à l’usage des calendriers ; ce qui suppose ou qu’ils n’ont point été destinés dans leur origine à représenter les pensées des hommes, sur quelques sujets qu’elles pussent rouler, ou que les soins de ces fameux personnages de l’antiquité, qui ont établi, affermi & gouverné les sociétés, étoient absorbés par l’agriculture, ou qu’ils n’étoient occupés d’aucune autre idée. L’agriculture, en un mot, est la base principale & fondamentale à ce système de l’antiquité ; tout le reste n’y est inséré que pour l’ornement de la scène. Ce système, que l’on peut regarder comme le débordement d’une imagination féconde, est lui-même comme l’ancienne, dont les débordemens du Nil couvroient les terres les plus fertiles de l’Egypte ; & qui, échauffée & mise en fermentation par les rayons puissans du soleil, produisoit des hommes & des monstres. Les dieux de M. l’abbé Pluche paroissent sortir des sillons, comme l’on dit qu’il est autrefois arrivé au dieu Tagès.

Mais comment prouve-t-il la justesse du principe sur lequel il fonde son système, & la vérité des conséquences qu’il en déduit ? Il les prouve alternativement l’un par l’autre, ce principe par la conséquence, & la conséquence par le principe. Toutes les fois qu’il veut prouver qu’un hiéroglyphe que l’on prenoit pour la figure réelle d’un dieu, n’est qu’un symbole de l’agriculture, il suppose que ce ne peut être la figure réelle d’un dieu, parce que les dieux n’ont point existé ; il en conclut que c’est un symbole ; il lui plaît que ce soit un symbole de l’agriculture ; & lorsqu’il veut prouver que les dieux n’ont point existé, alors il suppose que l’hiéroglyphe que l’on prenoit pour la figure réelle d’un dieu, n’étoit qu’un symbole de l’agriculture.

En général on peut dire contre le systéme de M. Pluche, qu’il est absurde de supposer que les Egyptiens n’aient fait usage des hiéroglyphes que pour les choses qui concernent le labourage. Il est fort naturel de croire, que l’esprit n’ayant pas encore inventé des signes qui servissent à représenter les sons & non les choses, les législateurs & les magistrats auront été obligés de puiser dans cette source, c’est-à-dire, de recourir aux hiéroglyphes pour s’exprimer aux yeux du peuple sur les matieres relatives au culte religieux, au gouvernement de la société, à l’histoire des héros, aux arts & aux sciences. Le genre d’expression étoit extrémement imparfaite, & le sujet des méprises infinies, toutes les fois qu’au défaut des images réelles on étoit obligé d’employer des images symboliques. Souvent on substituoit le symbole à l’idée ; & c’est ainsi qu’après s’être servi de la figure des animaux & des végétatifs, pour exprimer les attributs des dieux & des héros, on a substitué à ces dieux & à ces héros les animaux & les végétatifs même. On a cru que ces dieux les animoient, qu’ils s’étoient cachés sous leur figure, & on les a adorés. Ce progrès est sensible dans l’exemple d’Osiris & d’Apis.

De ce qui n’étoit que l’origine d’une seule branche de l’idolâtrie, M. Pluche en a voulu faire l’origine de toute l’idolâtrie. Des images empruntées de la diversité des objets visibles qui sont sur la terre & dans les cieux, ne pouvant manquer d’avoir quelque rapport avec les productions de l’agriculture, qui sont en même tems les effets de la fécondité de la terre & de l’influence des astres. De ce rapport M. Pluche a conclu qu’il falloit expliquer les hiéroglyphes relativement à l’agriculture ; & ce qui s’y trouvoit sur les dieux, sur le gouvernement & sur l’histoire, est devenu dans son esprit un instrument ou une instruction pour le labourage. Il a employé les monumens même de l’antiquité pour la détruire, comme le pere Hardouin s’est servi de médailles pour renverser l’histoire. Ses conjectures ont pris la place des faits, l’imagination a dégradé la vérité ; & j’oserois dire qu’il ne seroit pas difficile, en conséquence des mêmes principes, de prouver que les dieux d’Egypte, au lieu de provenir de l’agriculture proviennent des jeux de cette nation, de leurs fêtes, de leurs combats, de leur maniere de chasser, de pêcher, & même si l’on vouloit de leur cuisine, & les langues orientales ne manqueroient pas de fournir des étimologies pour soutenir ces différens sentimens.

L’idolâtrie ayant déifié les hommes, il étoit tout naturel qu’elle communiquât à ses dieux les défauts des hommes. C’est aussi ce qui arriva. Les dieux du paganisme furent donc hommes en toutes manieres, à cela près qu’ils étoient plus puissans que des hommes. Les hommes jouissoient du plaisir secret de voir retracée dans de si respectables modèles l’image de leurs propres passions, & d’avoir pour fauteurs & pour complices de leurs débauches, les dieux mêmes qu’ils adoroient. Sous le nom de fausses divinités, c’étoient en effet leurs propres pensées, leurs plaisirs & leurs fantaisies qu’ils adoroient. Ils adoroient Vénus, parce qu’ils se laissoient dominer par l’amour sensuel, & qu’ils en aimoient la puissance. Ils érigeoient des autels à Bacchus le plus enjoué de tous les dieux, parce qu’ils s’abandonnoient & qu’ils sacrifioient, pour ainsi dire, à la joie des sens plus douce & plus enivrante que le vin. La manie de déifier alla si loin, qu’on déifia même les villes, & Rome fut considérée comme une déesse.

Le polythéisme considéré en lui-même, est également contraire à la raison & aux phénomenes de l’univers. Quand on a une fois admis l’existence d’une nature infiniment parfaite, il est facile de comprendre qu’elle est l’unique, & qu’aucun être ne peut