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Quelques-uns pourront se défier encore de cette distinction du supin actif & du participe passif, dont le matériel est si semblable dans notre langue, qu’ils auront peine à croire que l’usage ait prétendu les distinguer. Pour lever ce scrupule je ne répéterai point ce que j’ai déjà dit de la nécessité de juger des mots par leur destination, plutôt que par leur forme ; je me contenterai de remonter à l’origine de cette similitude embarrassante. Il paroît que nous avons en cela imité tout simplement les Latins, chez qui le supin laudatum, par exemple, ne differe en rien du participe passif neutre, de sorte que ces deux parties du verbe ne different en effet que parce que le supin paroît indéclinable, & que le participe passif est déclinable par genres, par nombres & par cas ; ce dont nous avons retenu tout ce que comporte le génie de notre langue.

La difficulté n’est pas encore levée, elle n’est que passée du françois au latin ; & il faut toujours en venir à l’origine de cette ressemblance dans la langue latine. Or il y a grande apparence que le participe en us, qui passe communément pour passif, & qui l’est en effet dans les écrivains qui nous restent du bon siecle, a pourtant commencé par être le prétérit du participe actif : de sorte que comme on distinguoit alors, sous une forme simple, les trois tems généraux de l’infinitif, le présent amare, le prétérit amavisse ou amasse, & le futur amassere, voyez Infinitif ; de même distinguoit-on ces trois tems généraux dans le participe actif, le présent amans (aimant), le prétérit amatus (ayant aimé), & le futur amaturus (devant aimer) : on peut même regarder cette convenance d’analogie comme un motif favorable à cette opinion, si elle se trouve étayée d’ailleurs ; & elle l’est en effet tant par des raisons analogiques & étymologiques, que par des faits positifs.

La premiere impression de la nature dans la dérivation des mots, amene communément l’uniformité & la régularité d’analogie : ce sont des causes subordonnées, locales ou momentanées, qui introduisent ensuite l’anomalie & les exceptions : il n’est donc pas dans l’ordre primitif que le supin amatum ait le sens actif, & que le participe qui lui est si semblable, amatus, a, um, ait le sens passif ; ils ont dû appartenir tous deux à la même voix dans l’origine, & ne différer entre eux que comme different un adjectif & un nom abstrait semblable au neutre de cet adjectif, par exemple l’adjectif bonus, a, um, & le nom abstrait bonum. Mais il est constant que le futur du participe actif, amaturus, a, um, est formé du supin amatum, & d’ailleurs que ce supin se trouve par-tout avec le sens actif : il est donc plus probable qu’amatus, a, um, étoit anciennement de la voix active, qu’il n’est croyable qu’amatum ni amaturus ayent appartenu à la voix passive.

Ce premier raisonnement acquiert une force en quelque sorte irrésistible, si l’on considere que le participe en us a conservé le sens actif dans plusieurs verbes de conjugaison active, comme successus, juratus, rebellatus, ausus, gavisus, solitus, mæstus, confisus, meritus, & une infinité d’autres que l’on peut voir dans Vossius, anal. IV. 13. ce qui est le fondement de la conjugaison des verbes communément appellés neutres-passifs, voyez Neutre ; verbes irréguliers par rapport à l’usage le plus universel, mais peut-être plus réguliers que les autres par rapport à l’analogie primitive.

On lit dans Tite-Live, lib. II. c. xlij. Moti irâ numinis causam nullam aliam vates canebant publicè privatimque, nunc extis, nunc per aves consulti, quàm haud ritè sacra fieri. Le Clerc, art. crit. part. I. sect. I. c. x. n. 2. cite ce passage comme un exemple d’anomalie, parce que selon lui, vates non consuluntur extis & avibus, sed ipsi per exta & aves consulunt deos.

Il semble que ce principe même devoit faire conclure que consulti a dans Tite-Live le sens actif, & qu’il l’avoit ordinairement, parce qu’un écrivain comme Tite-Live ne donne pas dans un contresens aussi absurde que le seroit celui d’employer un mot passif pour un mot actif : mais le Clerc ne prenoit pas garde que les participes en us des verbes neutres-passifs ont tous le sens actif.

Outre ceux-là, tous les déponens sont encore dans le même cas, & le participe en us y a le sens actif ; precatus (ayant prié), secutus (ayant suivi), usus (ayant usé), &c. Il y en a plusieurs entre ceux-ci dont le participe est usité dans les deux voix, & l’on peut en voir la preuve dans Vossius, anal. IV. 11. mais il n’y en a pas un seul dont le participe n’ait que le sens passif.

Telle est constamment la premiere impression de la nature : elle destine d’abord les mots qui ont de l’analogie dans leur formation, à des significations également analogues entre elles ; si elle se propose l’expression de sens différens & sans analogie entre eux, quoiqu’ils portent sur quelque idée commune, il ne reste dans les mots que ce qu’il faut pour caractériser l’idée commune, mais la diversité des formations y marque d’une maniere non équivoque, la diversité des sens individuels adaptés à cette idée commune. Ainsi, pour ne pas sortir de la matiere présente, le verbe allemand loben (louer), fait au supin gelobet (loué), & au prétérit du participe passif gelobter (ayant été loué) : lob est le radical primitif qui exprime l’action individuelle de louer, & ce radical se retrouve par-tout ; la particule prépositive ge, que l’on trouve au supin & au participe passif, désigne dans tous deux le prétérit ; mais l’un est terminé en et, parce qu’il est de la voix active, & l’autre est terminé en ter, parce qu’il est de la voix passive.

Il est donc à présumer que la même régularité naturelle exista d’abord dans le latin, & qu’elle n’a été alterée ensuite que par des causes subalternes, mais dont l’influence n’a pas moins un effet infaillible : or comme nous n’avons eu avec les Latins un commerce capable de faire impression sur notre langage, que dans un tems où le leur avoit déjà adopté l’anomalie dont il s’agit ici, il n’y a pas lieu d’être surpris que nous l’ayons adoptée nous-mêmes ; parce que personne ne raisonne pour admettre quelque locution nouvelle ou étrangere, & qu’il n’y a dans les langues de raisonnable que ce qui vient de la nature. Mais nonobstant la ressemblance matérielle de notre supin actif, & du prétérit de notre participe passif, l’usage les distingue pourtant l’un de l’autre par la diversité de leurs emplois, conformément à celles de leur nature : & il ne s’agit plus ici que de déterminer les occasions où l’on doit employer l’un ou l’autre, car c’est à quoi se réduit toute la difficulté dont Vaugelas disoit, remarq. clxxxiv. qu’en toute la grammaire françoise il n’y a rien de plus important ni de plus ignoré.

Pour y procéder méthodiquement, il faut remarquer que nous avons, 1°. des verbes passifs dont tous les tems sont composés de ceux de l’auxiliaire substantif être & du participe passif ; 2°. des verbes absolus, dont les uns sont actifs, comme courir, aller ; d’autres sont passifs, comme mourir, tomber, & d’autres neutres, comme exister, demeurer ; 3°. des verbes relatifs qui exigent un complément objectif, direct & immédiat, comme aimer quelqu’un, finir un ouvrage, rendre un dépôt, recevoir une somme, &c. 4°. enfin des verbes que M. l’abbé de Dangeau nomme pronominaux, parce qu’on repete, comme complément, le pronom personnel de la même personne qui est sujet, comme je me repens, vous vous promenerez, ils se battoient, nous nous procurons un