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quoiqu’elle ne coulât pas de leur doctrine sur la nature d’un Être suprême. Il n’y a point eu de philosophes payens qui aient plus insisté sur le dogme de la Providence que les Stoïques. Ils croyoient pourtant que Dieu étoit corporel. Ils joignoient donc ensemble la nature corporelle à une intelligence répandue par-tout. Or l’unité proprement dite, n’est pas plus difficile à concilier avec une telle nature, que la Providence, ou plûtôt elles sont toutes deux également incapables de lui être assorties. Combien de philosophes modernes, qui sur les traces de M. Locke, s’imaginent que leur ame est matérielle ! en sont-ils pour cela moins persuadés de sa véritable unité ? L’idée de l’unité de Dieu est si naturelle & si conforme à la droite raison, qu’ils l’ont entée sur leur système, quelque discordant qu’il fût avec cette idée. Ils se sont rapprochés de l’orthodoxie par ces inconséquences, car il est sûr que s’ils avoient bien suivi leur pointe, je veux dire qu’ils se fussent attachés réguliérement aux résultats de leur principe, ils auroient parlé de Dieu moins noblement qu’ils n’ont fait. Tous les systèmes des anciens philosophes sur la nature de Dieu, conduisoient à l’irréligion ; & si tous les philosophes ne sont point tombés dans cet abîme, ils en ont été redevables, encore un coup, au défaut d’exactitude dans le raisonnement. Ils sont sortis de leur route, attirés ailleurs par les idées que la nature avoit imprimée dans leur esprit, & que l’étude de la morale nourrissoit & fortifioit.

Un des plus grands esprits de l’ancienne Rome, s’avisa d’examiner les opinions des philosophes sur la nature divine. Il disputa pour & contre avec beaucoup d’attention. Qu’en arriva-t-il ? c’est qu’au bout du compte, il se trouva athée, ou peu s’en fallut, ou qu’au moins il n’évita ce grand changement que parce qu’il eut plus de déférence pour l’autorité de ses ancêtres que pour ses lumieres philosophiques.

Mais une chose qu’on ne peut pardonner aux anciens philosophes qui reconnoissoient un seul Dieu, c’est que satisfaits de ne point tomber dans l’erreur, ils regardoient comme une de leurs obligations d’y entretenir les autres. Le sage, avoue l’orateur philosophe, doit maintenir tout l’extérieur de la religion qu’il trouve établi, & conserver inviolablement les cérémonies brillantes, sacrées, auxquelles les ancêtres ont donné cours. Pour lui qu’il considere la beauté de l’univers, qu’il examine l’arrangement des corps célestes, il verra que sans rien changer aux choses anciennes, il doit adorer en secret l’Etre suprême. En cela consistoit toute la religion des Payens, gens d’esprit. Ils reconnoissoient un Dieu qu’ils regardoient comme remplissant le monde de sa grandeur, de son immensité. Ils retenoient avec cela les principaux usages du pays où ils vivoient, craignoient surtout d’en troubler la paix par un zele furieux, ou par trop d’attachement à leurs opinions particulieres. C’est sur quoi appuie Séneque d’une maniere très-sensée. Quand nous plions, dit-il, devant cette foule de divinités qu’une vieille superstition a entassée les unes sur les autres, nous donnons ces hommages à la coûtume, & non pas à la religion. Nous voulons par-là contenir le peuple, & non point nous avilir honteusement.

Suivant quelques philosophes, tout le polythéisme poétique, tout ce qu’il y a eu de divinités parmi les Grecs, tout ce qui entre dans le détail de leurs généalogies, de leurs familles, de leurs domaines, de leurs amours, de leurs avantures, n’est autre chose que la physique mise sur un certain ton & agréablement tournée. Ainsi Jupiter n’est plus que la matiere éthérée, & Junon la masse liquide de notre atmosphere. Apollon est le soleil, & Diane est la lune. Pour abreger, tous les dieux ne sont que les élémens & les corps physiques ; la nature se trouve partagée entre

eux, ou plûtôt ils ne sont tous que les différentes parties de divers effets de la nature.

Il faut convenir que cette premiere institution des dieux, est un fait d’histoire assez constant, du-moins pris en général. On sait que dans l’origine du paganisme, la physique qui n’avoit pas encore formé de science, laissoit les écrivains dans une si grande sécheresse sur le fond des choses, que pour la corriger, ils emprunterent le secours des allusions & des fables, genre d’écrire que favorisoit le penchant, & en quelque sorte l’enfance des lecteurs, comme il paroît dans Cicéron. Mais ce fait même, la défense du paganisme dans le tems que le Christianisme s’élevoit sur ses ruines & ses débris, étoit la plus forte démonstration contre lui. 1°. Si les dieux n’étoient que des portions de l’univers, il demeuroit évident que l’univers prenoit la place de son auteur, & que l’homme aveugle décernoit à la créature, l’adoration qui n’est dûe qu’au Créateur. 2°. Quand même les dieux n’auroient été dans l’origine que les élémens personnifiés, cette théologie symbolique ne devenoit-elle pas une occasion de scandale & d’erreur impie ? Quelle que fût l’origine physique du mot Jupiter, n’étoit-il pas dans la signification d’usage, le nom propre d’un Dieu, pere des autres dieux ? Lorsque le peuple lisoit dans ses poëtes que Jupiter frappoit Junon son épouse & sa sœur, concevoit-il qu’il ne s’agissoit là que du choc des élémens ? Recouroit-il aux allusions pour l’intelligence des autres fables, où il voyoit un sens clair, qui dès le premier aspect, fixoit sa croyance ? Où étoit le poëte qui eût appris à distinguer ces images allégoriques d’avec la simplicité de la lettre ? Où étoient même les poëtes qui n’eussent pas représenté le même Dieu sous des emblèmes tous différens, & quelquefois opposés ? Il étoit donc impossible que le vulgaire ignorant saisît au milieu de ces variations un point fixé d’allégorie qui le déterminât, & dèslors il ne lui restoit qu’un système scandaleux où la raison trompée n’offroit à la morale que des exemples trompeurs.

Quelque parti que prît l’Idolatrie, soit qu’elle regardât ses dieux comme des élémens qu’elle avoit personnifiés, soit qu’elle les regardât comme des hommes qu’elle avoit déifiés après leur mort, pour les bienfaits dont ils avoient comblé les humains, toujours est-il vrai de dire que son fonds étoit une ignorance brutale, & une entiere dépravation du sens humain. Ajoutez à cela que les Poëtes épuiserent en sa faveur tout ce qu’ils avoient d’esprit, de délicatesse & de graces, & qu’ils s’étudierent à employer les couleurs les plus vives pour fonder des vices & des crimes qui seroient tombés dans le décri, sans la parure qu’ils leur prêtoient, pour en couvrir la difformité, l’absurdité & l’infamie.

On sait que le plus sage des philosophes condamnoit sans réserve ces fictions profanes, si manifestement injurieuses à la divinité. « Nous ne devons, disoit-il, admettre dans notre république, ni les chaînes de Junon formées par son propre fils ; ni la chûte de Vulcain, précipité du haut des cieux pour avoir pris la défense de sa mere contre Jupiter qui levoit la main sur elle ; ni les autres combats des dieux, soit que ces idées servent de voiles à d’autres, soit que le poëte les donne pour ce qu’il semble qu’elles sont. La jeunesse qui ne peut démêler ces vûes différentes, se remplit par-là d’opinions insensées qui ne s’effacent qu’avec peine de son esprit. Il faut au contraire lui montrer toujours Dieu comme juste & véritable dans ses œuvres, autant que dans ses paroles. Et en effet, il est constant dans ses promesses, il ne séduit ni par de vaines images, ni par de faux discours, ni par des signes trompeurs, ni durant le jour, ni durant la nuit ».