Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 14.djvu/666

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d’un pere qui connut de bonne heure l’esprit excellent de son fils & le cultiva. Avicenne, à l’âge où les enfans bégayent encore, parloit distinctement d’arithmétique, de géométrie, & d’astronomie. Il fut instruit de l’islamisme dans la maison ; il alla à Bagdad étudier la médecine & la philosophie rationelle & expérimentale. J’ai pitié de la maniere dont nous employons le tems, quand je parcours la vie d’Avicenne. Les jours & les nuits ne lui suffisoient pas, il en trouvoit la durée trop courte. Il faut convenir que la nature leur avoit été bien ingrate, à lui & à ses contemporains, ou qu’elle nous a bien favorisés, si nous devenons plus savans au milieu du tumulte & des distractions, qu’ils ne l’ont été après leurs veilles, leurs peines, & leur assiduité. Son mérite le conduisit à la cour ; il y jouit de la plus grande considération, mais il ignoroit le sort qui l’attendoit. Il tomba tout-à-coup du faîte des honneurs & de la richesse au fond d’un cachot. Le sultan Jasochbagh avoit conféré le gouvernement de la contrée natale d’Avicenne à son neveu. Celui-ci s’étoit attaché notre philosophe en qualité de médecin, lorsque le sultan allarmé sur la conduite de son neveu, résolut de s’en défaire par le poison, & par la main d’Avicenne. Avicenne ne voulut ni manquer au maître qui l’avoit élevé, ni à celui qu’il servoit. Il garda le silence & ne commit point le crime ; mais le neveu de Josochbagh instruit avec le tems du projet atroce de son oncle, punit son médecin du secret qu’il lui en avoit fait. Sa prison dura deux ans. Sa conscience ne lui reprochoit rien, mais le peuple qui juge, comme on sait, le regardoit comme un monstre d’ingratitude. Il ne voyoit pas qu’un mot indiscret auroit armé les deux princes, & fait répandre des fleuves de sang. Avicenne fut un homme voluptueux ; il écouta le penchant qu’il avoit au plaisir, & ses excès furent suivis d’une dyssenterie qui l’emporta, l’an 428 de l’hégire. Lorsqu’il étoit entre la mort & la vie, les inhumains qui l’environnoient lui disoient : eh bien, grand médecin, que ne te guéris-tu ? Avicenne indigné se fit apporter un verre d’eau, y jetta un peu d’une poudre qui la glaça sur-le-champ, dicta son testament, prit son verre de glace, & mourut. Il laissa à son fils unique, Hali, homme qui s’est fait un nom dans l’histoire de la Médecine, une succession immense. Freind a dit d’Avicenne, qu’il avoit été louche en médecine & aveugle en philosophie ; ce jugement est sévere. D’autres prétendent que son Canon medicinæ, prouve avec tous ses défauts, que ce fut un homme divin ; c’est aux gens de l’art à l’apprécier.

Sortis de l’Asie, nous allons entrer en Afrique & dans l’Europe, & passer chez les Maures. Essereph-Essachalli, le premier qui se présente, naquit en Sicile ; ce fut un homme instruit & éloquent. Il eut les connoissances communes aux savans de son tems, mais il les surpassa dans la cosmographie. Il fut connu & protégé du comte Roger, qui préféroit la lecture du spatiatorium locorum d’Essachalli à celle de l’almageste de Ptolomée, parce que Ptolomée n’avoit traité que d’une partie de l’univers, & qu’Essachalli avoit embrassé l’univers entier. Ce philosophe se défit des biens qu’il tenoit de son souverain, renonça aux espérances qu’il pouvoit encore fonder sur sa libéralité, quitta la cour & la Sicile, & se retira dans la Mauritanie.

Thograi naquit à Ispahan. Il fut poëte, historien, orateur, philosophe, médecin & chimiste. Cet homme né malheureusement pour son bonheur, accablé des bienfaits de son maître, élevé à la seconde dignité de l’empire, toujours plus riche, plus considéré, & plus mécontent, n’ouvroit la bouche, ne prenoit la plume que pour se plaindre de la perversité du sort & de l’injustice des hommes ; c’étoit le sujet d’un poëme

qu’il composoit lorsque le sultan son maître entra dans sa tente. Celui-ci, après en avoir lû quelques vers, lui dit : « Thograi, je vois que tu es mal avec toi-même ; écoute, & ressouviens-toi de ma prédiction. Je commande à la moitié de l’Asie ; tu es le premier d’un grand empire après moi ; le ciel a versé sur nous sa faveur, il ne dépend que de nous d’en jouir. Craignons qu’il ne punisse un jour notre ambition par quelques revers ; nous sommes des hommes, ne veuillons pas être des dieux ». Peu de tems après, le sultan, plus sage dans la spéculation que dans la pratique, fut jetté dans un cachot avec son ministre. Thograi fut mis à la question & dépouillé de ses trésors, peu de tems après, & fut condamné de périr attaché à un arbre & percé de flèches. Ce supplice ne l’abattit point. Il montra plus de courage qu’on n’en devoit attendre d’une ame que l’avarice avoit avilie. Il chanta des vers qu’il avoit composés ; brava la mort ; il insulta à ses ennemis, & s’offrit sans pâlir à leurs coups. On exerça la férocité jusque sur son cadavre, qui fut abandonné aux flammes. Il a écrit des commentaires historiques sur les choses d’Asie & de Perse, & il nous a laissé un ouvrage d’alchimie intitulé défloratio naturæ. Il paroit s’être soustrait au joug de l’aristotélisme, pour s’attacher à la doctrine de Platon. Il avoit médité sa république. D’un grand nombre de poëmes dans lesquels il avoit célébré les hommes illustres de son tems, il ne nous en reste qu’un dont l’argument est moral.

L’histoire de la philosophie & de la médecine des Sarrasins d’Espagne nous offre d’abord les noms d’Avenzoar & d’Avenpas.

Avenzoar naquit à Séville ; il professa la Philosophie, & exerça la médecine avec un désintéressement digne d’éloge. Il soulageoit les malades indigens du salaire qu’il recevoit des riches. Il eut pour disciples Avenpas, Averroës & Rasis. Il bannit les hypotheses de la Médecine, & la ramena à l’expérience & à la raison. Il mourut l’an de l’égire 1064.

Le médecin Avenpas fut une espece de théosophe. Sa philosophie le rendit suspect ; il fut emprisonné à Cordoue comme impie ou comme hérétique. Il y avoit alors un assez grand nombre d’hommes qui s’imaginant perfectionner la religion par la Philosophie, corrompoient l’une & l’autre. Cette manie qui se décéloit dans l’islamisme, devoit un jour se manifester avec une force bien autre dans le Christianisme. Elle prend son origine dans une sorte de pusillanimité religieuse très-naturelle. Avenpas mourut l’an 1025 de l’égire.

Algazel s’illustra par son apologie du mahométisme contre le judaïsme & le Christianisme. Il professa la philosophie, la théologie & le droit islamitique à Bagdad. Jamais école ne fut plus nombreuse que la sienne. Riches, pauvres, magistrats, nobles, artisans, tous accoururent pour l’entendre. Mais un jour qu’on s’y attendoit le moins, notre professeur disparut. Il prit l’habit de pélerin ; il alla à la Meque ; il parcourut l’Arabie, la Syrie & l’Egypte : il s’arrêta quelque tems au Caire pour y entendre Etartose, célebre théologien islamite. Du Caire, il revint à Bagdad ou il mourut, âgé de 55 ans, l’an 1005 de l’hégire. Il étoit de la secte de Al-Asshari. Il écrivit de l’unité de Dieu contre les Chrétiens. Sa foi ne fut pas si aveugle qu’il n’eut le courage & la témérité de reprendre quelque chose dans l’alcoran, ni si pure, qu’elle n’ait excité la calomnie des zélés de son tems. On loue l’élégance & la facilité de ses poëmes ; ils sont tous moraux. Après avoir exposé les systèmes des philosophes dans un premier ouvrage, intitulé, de opinionibus philosophorum, il travailla à les réfuter dans un second qu’il intitula, de destructione philosophorum.

Thophail, né à Séville, chercha à sortir des ruines