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rité que cette espece de méchanisme lui donnoit sur les hommes célebres de son tems. Mais il ne tarda pas à connoître la frivolité de sa science, & à chercher à son esprit un aliment plus solide. Il étudia la grammaire, la rhétorique, la philosophie, & les mathématiques sous différens maîtres. La pauvreté le contraignit à prendre l’éducation de quelques enfans de famille. En leur transmettant ce qu’il avoit appris, il se le rendoit plus familier à lui-même. Il sut le grec & l’hébreu, exemple rare de son tems. Il ne négligea ni la physique ni la morale. Il disoit de la dialectique, que ce n’est par elle-même qu’un vain bruit, incapable de féconder l’esprit, mais capable de développer les germes conçus d’ailleurs. On rencontre dans ses ouvrages des morceaux d’un sens très-juste, pleins de force & de gravité. Les reproches qu’il fait aux philosophes de son tems sur la maniere dont ils professent, sur leur ignorance & leur vanité, montrent que cet homme avoit les vraies idées de la méthode, & que sa supériorité ne lui avoit pas ôté la modestie. Il fut connu, estimé, & chéri des papes Eugene III. Adrien IV. Il vécut dans la familiarité la plus grande avec eux. Il défendit avec force les droits prétendus de la papauté contre son souverain. Cette témérité fut punie par l’exil. Il y accompagna Becket. Il mourut en France, où son mérite fut récompensé par la plus grande considération & la promotion à des places. Il a laissé des écrits qui font regretter que cet homme ne soit pas né dans des tems plus heureux ; c’est un grand mérite que de balbutier parmi les muets.

Alexandre de Hales donna des leçons publiques de théologie à Paris en 1230. Il eut pour disciples Thomas d’Aquin & Bonaventure ; s’il faut s’en rapporter à son épitaphe, il s’appella le docteur irréfragable. Il commenta le maître des sentences. Il compila une somme de théologie universelle. Il écrivit un livre des vertus, & il mourut en 1245, sous l’habit de franciscain. Tous ces hommes vénérables, séraphiques, angéliques, subtils, irréfragables, si estimés de leur tems, sont bien méprisés aujourd’hui.

On comprend encore sous la même période de la philosophie scholastique, Alain d’Isle ou le docteur universel. Il fut philosophe, théologien, & poëte. Parmi ses ouvrages on en trouve un sous le titre de Encyclopedia versibus hexametris distincta in libros 9. c’est une apologie de la Providence contre Claudien. Il paroit s’être aussi occupé de morale. Pierre de Riga, Hugon, Jean Belith, Etienne de Langhton, Raimond de Penna forti, Vincent de Beauvais ; ce dernier fut un homme assez instruit pour former le projet d’un ouvrage qui lioit toutes les connoissances qu’on possedoit de son tems sur les sciences & les arts. Il compila beaucoup d’ouvrages, dans lesquels on retrouve des fragmens d’auteurs que nous n’avons plus. Il ne s’attacha point si scrupuleusement aux questions de la dialectique & de la métaphysique, qui occupoient & perdoient les meilleurs esprits de son siecle, qu’il ne tournât aussi ses yeux sur la philosophie morale, civile, & naturelle. Il faut regarder la masse énorme de ses écrits comme un grand fumier où l’on rencontre quelques paillettes d’or. Guillaume d’Averne, connu dans l’histoire de la philosophie, de la théologie, & des mathématiques de cet âge. Il méprisa les futilités de l’école & son ton pédantesque & barbare. Il eut le style naturel & facile. Il s’attacha à des questions relatives aux mœurs & à la vie. Il osa s’éloigner quelquefois des opinions d’Aristote & lui préférer Platon. Il connut la corruption de l’église & il s’en expliqua fortement. Alexandre de Villedieu, astronome & calculateur. Alexandre Neckam de Hartford. Ce fut un philosophe éloquent. Il écrivit de la nature des choses un ouvrage mêlé de prose & de vers. Alfred qui sut les langues, expliqua la philosophie naturelle d’Aristote, commenta

ses météores, chercha à débrouiller le livre des plantes, & publia un livre du mouvement du cœur. Robert Capiton, ou Grosse-tête, qui fut profond dans l’hébreu, le grec, & le latin, & qui sut tant de philosophie & de mathématiques, ou qui vécut avec des hommes à qui ces sciences étoient si étrangeres, qu’il en passa pour sorcier. Roger Bacon, qui étoit un homme & qui s’y connoissoit, compare Grossetête à Salomon & à Aristote. On voit par son commentaire sur Denis l’aréopagite, que les idées de la philosophie platonico-alexandrine lui étoient connues ; d’où l’on voit que la France, l’Italie, l’Angleterre ont eu des scholastiques dans tous les états. L’Allemagne n’en a pas manqué ; consultez là-dessus son histoire littéraire.

Seconde période de la philosophie scholastique. Albert le grand qui la commence naquit en 1193. Cet homme étonnant pour son tems sut presque tout ce qu’on pouvoit savoir ; il prit l’habit de S. Dominique en 1221. Il professa dans son ordre la philosophie d’Aristote, proscrite par le souverain pontife ; ce qui ne l’empêcha pas de parvenir aux premieres dignités monacales & ecclésiastiques. Il abdiqua ces dernieres pour se livrer à l’étude. Personne n’entendit mieux la dialectique & la métaphysique péripatéticienne. Mais il en porta les subtilités dans la théologie, dont il avança la corruption. Il s’appliqua aussi à la connoissance de la philosophie naturelle : il étudia la nature ; il sut des mathématiques & de la méchanique : il ne dédaigna ni la métallurgie, ni la lythologie. On dit qu’il avoit fait une tête automate qui parloit, & que Thomas d’Aquin brisa d’un coup de bâton : il ne pouvoit guere échapper au soupçon de magie ; aussi en fut-il accusé. La plûpart des ouvrages qui ont paru sous son nom, sont supposés. Il paroît avoir connu le moyen d’obtenir des fruits dans toutes les saisons. Il a écrit de la physique, de la logique, de la morale, de la métaphysique, de l’astronomie & de la théologie vingt & un gros volumes qu’on ne lit plus.

Thomas d’Aquin fut disciple d’Albert le grand ; il n’est pas moins célebre par la sainteté de ses mœurs, que par l’étendue de ses connoissances théologiques. Il naquit en 1224 : sa somme est le corps le plus complet, & peut-être le plus estimé que nous ayons encore aujourd’hui. Il entra chez les Dominicains en 1243 : il paroissoit avoir l’esprit lourd ; ses condisciples l’appelloient le bœuf ; & Albert ajoutoit : Oui, mais si ce bœuf se met à mugir, on entendra son mugissement dans toute la terre. Il ne trompa point les espérances que son maître en avoit conçues. La philosophie d’Aristote étoit suspecte de son tems ; cependant il s’y livra tout entier, & la professa en France & en Italie. Son autorité ne fut pas moins grande dans l’église que dans l’école ; il mourut en 1274. Il est le fondateur d’un système particulier sur la grace & la prédestination, qu’on appelle le Thomisme. Voyez les articles Grace, Prédestination, &c.

Bonaventure le Franciscain fut contemporain, condisciple & rival de Thomas d’Aquin. Il naquit en 1221, & fit profession en 1243 ; la pureté de ses mœurs, l’étendue de ses connoissances philosophiques & théologiques, le bonté de son caractere, lui mériterent les premieres dignités dans son ordre & dans l’église. Il n’en jouit pas long-tems : il mourut en 1274, âgé de 53 ans. Sa philosophie fut moins futile & moins épineuse que dans ses prédécesseurs. Voici quelques-uns de ses principes.

Tout ce qu’il y a de bon & de parfait, c’est un don d’en-haut, qui descend sur l’homme du sein du pere des lumieres.

Il y a plusieurs distinctions à faire entre les émanations gratuites de cette source libérale & lumineuse.

Quoique toute illumination se fasse intérieurement