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prete la poésie de son style, elle nous charme. Nous sommes séduits par les images dont le poëte se sert pour l’exprimer ; & la pensée de triviale qu’elle seroit, énoncée en style prosaïque, devient dans ses vers un discours éloquent qui nous frappe, & que nous retenons :

Pour moi, je suis plus fiere, & fuis la gloire aisée
D’arracher un hommage à mille autres offert,
Et d’entrer dans un cœur de toutes parts ouvert.
Mais de faire fléchir un courage inflexible,
De porter la douleur dans une ame insensible,
D’enchaîner un captif de ses fers étonné,
Contre un joug qui lui plaît vainement mutiné,
Voilà ce qui me plaît, voilà ce qui m’irrite.

Phedre, acte II.

Ces vers tracent cinq tableaux dans l’imagination.

Un homme qui nous diroit simplement : je mourrai dans le même château où je suis né, ne toucheroit pas beaucoup. Mourir est la destinée de tous les hommes ; & finir dans le sein de ses pénates, c’est la destinée des plus heureux. L’abbé de Chaulieu nous présente cependant cette pensée sous des images qui la rendent capable de toucher infiniment :

Fontenay, lieu délicieux,
Où je vis d’abord la lumiere,
Bien-tôt au bout de ma carriere
Chez toi je joindrai mes ayeux.
Muses qui dans ce lieu champêtre
Avec soin me fîtes nourrir,
Beaux arbres qui m’avez vu naître,
Bien-tôt vous me verrez mourir.

Ces apostrophes me font voir le poëte en conversation avec les divinités & avec les arbres de ce lieu. Je m’imagine qu’ils sont attendris par la nouvelle qu’il leur annonce ; & le sentiment qu’il leur prête, fait naître dans mon cœur un sentiment approchant du leur.

La poésie du style fait la plus grande différence qui soit entre les vers & la prose. Bien des métaphores qui passeroient pour des figures trop hardies dans le style oratoire le plus élevé, sont reçues en poésie ; les images & les figures doivent être encore plus fréquentes dans la plûpart des genres de la Poésie, que dans les discours oratoires ; la Rhétorique qui veut persuader notre raison, doit toujours conserver un air de modération & de sincérité. Il n’en est pas de même de la Poésie qui songe à nous émouvoir préférablement à toutes choses, & qui tombera d’accord, si l’on veut, qu’elle est souvent de mauvaise foi. Suivant Horace, on peut être poëte en un discours en prose ; & l’on n’est souvent que prosateur dans un discours écrit en vers. Quintilien explique si bien la nature & l’usage des images & des figures dans les derniers chapitres de son huitieme livre, & dans les premiers chapitres du livre suivant, qu’il ne laisse rien à faire, que d’admirer sa pénétration & son grand sens.

Cette partie de la Poésie la plus importante, est en même tems la plus difficile : c’est pour inventer des images qui peignent bien ce que le poëte veut dire ; c’est pour trouver les expressions propres à leur donner l’être, qu’il a besoin d’un feu divin, & non pas pour rimer. Un poëte médiocre peut, à force de consultations & de travail, faire un plan régulier, & donner des mœurs décentes à ses personnages ; mais il n’y a qu’un homme doué du génie de l’art, qui puisse soutenir ses vers par des fictions continuelles, & par des images renaissantes à chaque période. Un homme sans génie, tombe bien-tôt dans la froideur qui naît des figures qui manquent de justesse, & qui ne peignent point nettement leur objet ; ou dans le ridicule qui naît des figures, lesquelles ne

sont point convenables au sujet. Telles sont, par exemple, les figures que met en œuvre le carme auteur du poëme de la Magdelaine, qui forment souvent des images grotesques, où le poëte ne devoit nous offrir que des images sérieuses. Le conseil d’un ami peut bien nous faire supprimer quelques figures impropres ou mal imaginées ; mais il ne peut nous inspirer le génie nécessaire pour inventer celles dont il conviendroit de se servir, & qui font la poésie du style ; le secours d’autrui ne sauroit faire un poëte ; il peut tout au plus lui aider à se former.

Un peu de réflexion sur la destinée des poëmes françois publiés depuis cent ans, achevera de nous persuader, que le plus grand mérite d’un poëme, vient de la convenance & de la continuité des images & des peintures que ses vers nous présentent. Le caractere de la poésie du style a toujours décidé du bon ou du mauvais succès des poëmes, même de ceux qui par leur étendue, semblent dépendre le plus de l’économie du plan, de la distribution, de l’action, & de la décence des mœurs.

Nous avons deux tragédies du grand Corneille, dont la conduite & la plûpart des caracteres sont très défectueux, le cid & la mort de Pompée. On pourroit même disputer à cette derniere piece le titre de tragédie ; cependant le public enchante par la poésie du style de ces ouvrages, ne se lasse point de les admirer ; & il les place fort au-dessus de plusieurs autres, dont les mœurs sont meilleures, & dont le plan est régulier. Tous les raisonnemens des critiques ne le persuaderont jamais, qu’il ait tort de prendre pour des ouvrages excellens deux tragédies, qui depuis un siecle, font toujours pleurer les spectateurs.

Nos voisins les Italiens ont aussi deux poëmes épiques en leur langue la Jérusalem délivrée du Tasse, & le Roland furieux de l’Arioste, qui, comme l’Iliade & l’Eneïde, sont devenus des livres de la bibliotheque du genre humain. On vante le poëme du Tasse pour la décence des mœurs, pour la dignité des caracteres, pour l’économie du plan ; en un mot pour sa régularité. Je ne dirai rien des mœurs, des caracteres, de la décence & du plan du poëme de l’Arioste. Homere fut un géometre auprès de lui ; & l’on sait le beau nom que le cardinal d’Est donna au ramas informe d’histoires mal tissues ensemble qui composent le Roland furieux. L’unité d’action y est si mal observée, qu’on a été obligé dans les éditions postérieures d’indiquer, par une note mise à côté de l’endroit où le poëte interrompt une histoire, l’endroit du poëme où il la recommence, afin que le lecteur puisse suivre le fil de cette histoire. On a rendu en cela un grand service au public ; car on ne lit pas deux fois l’Arioste de suite, & en passant du premier chant au second, & de celui-là aux autres successivement, mais bien en suivant indépendamment de l’ordre des livres, les différentes histoires qu’il a plutôt incorporées qu’unies ensemble. Cependant les Italiens, généralement parlant, placent l’Arioste fort au-dessus du Tasse. L’académie de la Crusca, après avoir examiné le procès dans les formes, a fait une décision autentique qui adjuge à l’Arioste le premier rang entre les poëtes épiques italiens. Le plus zélé défenseur du Tasse, Camillo Pelegrini, confesse qu’il attaque l’opinion générale, & que tout le monde a décidé pour l’Arioste, séduit par la poésie de son style. Elle l’emporte véritablement sur la poésie de la Jérusalem délivrée, dont les figures ne sont pas souvent convenables à l’endroit où le poëte les met en œuvre. Il y a souvent encore plus de brillant & d’éclat dans ses figures que de vérité. Je veux dire qu’elles surprennent & qu’elles éblouissent l’imagination, mais qu’elles n’y peignent pas distinctement des images propres à nous émouvoir.