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le fondateur & le destructeur des empires. Dans tous les tems, il a donné sur la terre des marques de sa puissance : dans tous les âges il a été le fleau des nations. Les Tartares dominent sur les vastes pays qui forment l’empire du Mogol : maîtres de la Perse, ils vinrent s’asseoir sur le trône de Cyrus, & d’Hystaspes : & pour parler de tems moins reculés, c’est d’eux que sont sortis la plûpart des peuples qui renverserent l’empire romain, s’emparerent de l’Espagne, & de ce que les Romains possedoient en Afrique.

On les vit ensuite assujettir les califes de Babylonne. Mahmoud, qui sur la fin du onzieme siecle, conquit la Perse & l’Inde, étoit un Tartare. Il n’est presque connu aujourd’hui des peuples occidentaux, que par la réponse d’une pauvre femme qui lui demanda justice dans les Indes, du meurtre de son fils, commis dans l’Iraque persienne. Comment voulez-vous que je rende justice de si loin, dit le sultan ? Pourquoi donc nous avez-vous conquis, ne pouvant nous gouverner, répondit la même mere ?

Les Tartares moungales, ou mongoules, ont conquis deux fois la Chine, & la tiennent encore sous leur obéissance. Voici comme l’auteur de l’essai sur l’histoire a peint cette étrange révolution, arrivée au treizieme siecle, c’est un morceau très-intéressant.

Gassar-chan, ayeul de Genghis-chan, se trouvant à la tête des tribus mongoules, plus aguerries & mieux armées que les autres, força plusieurs de ses voisins à devenir ses vassaux, & fonda une espece de monarchie parmi des peuples errans. Son fils affermit cette domination naissante, & Genghis-chan son petit fils, l’étendit dans la plus grande partie de la terre connue.

Après avoir vaincu un rival de gloire, qui possedoit un puissant état entre les siens & ceux de la Chine, il se fit élire souverain des chans tartares, sous le nom de Genghis-chan, qui signifie le grand chan. Revêtu de cette suprème dignité, il établit dans ses troupes la plus belle discipline militaire, & entre autres lois, il en porta une toute nouvelle qui devoit faire des héros de ses soldats. Il ordonna la peine de mort contre ceux qui dans le combat, appellés au secours de leurs camarades, fuiroient au-lieu de les défendre. En même tems il mit en œuvre un ressort qu’on a vu quelquefois employé dans l’histoire. Un prophete prédit à Genghis-chan, qu’il seroit roi de l’univers, & les vassaux du grand chan s’encouragerent à remplir la prédiction. Bientôt maître de tous les pays qui sont entre le Wolga & la muraille de la Chine, il attaqua cet ancien empire qu’on appelloit alors le Catai ; prit Cambalu, que nous nommons aujourd’hui Peking, soumit tout, jusqu’au fond de la Corée, & prouva qu’il n’y a point de grand conquérant qui ne soit grand politique.

Un conquérant est un homme dont la tête se sert, avec une habileté heureuse du bras d’autrui ; Genghis gouvernoit si adroitement la partie de la Chine qu’il avoit conquise, qu’elle ne se révolta point pendant qu’il couroit à d’autres triomphes ; & il sçut si bien régner dans sa famille, que ses quatre fils, qu’il fit ses quatre lieutenans généraux, mirent leur jalousie à le bien servir, & furent les instrumens de ses victoires.

Mohammed Kotbeddin Kouaresm-Schah, maître de Turkestan & de presque toute la Perse, marcha contre Genghis, avec quatre cens mille combattans. Ce fut au-delà du fleuve Iaxartes, près de la ville Otrar, capitale du Turkestan, & dans les plaines immenses qui sont par-delà cette ville, au 43 degré de latitude, que l’armée de Mohammed rencontra l’armée tartare, forte de sept cens mille hommes, commandée par Genghis, & par ses quatre fils : les mahométans furent taillés en pieces, & la ville d’Otrar fut prise.

De ces pays qui sont vers la Transoxane, le vainqueur s’avance à Bokharah, capitale des états de Mohammed, ville célebre dans toute l’Asie, & qu’il avoit enlevée aux Samanides, ainsi que Samarcande, l’an de J. C. 1197. Genghis s’en rendit maître l’an 1220. de J. C. Par cette nouvelle conquête, les contrées à l’orient & au midi de la mer Caspienne, furent soumises, & le sultan Mohammed, fugitif de provinces en provinces, traînant après lui ses trésors & son infortune, mourut abandonné des siens.

Genghis pénétra jusqu’au fleuve de l’Inde, & tandis qu’une de ses armées soumettoit l’Indostan, une autre, sous un de ses fils, subjugua toutes les provinces qui sont au midi & à l’occident de la mer Caspienne, le Corassan, l’Irak, le Shirvan & l’Aran ; elle passa les portes de fer, près desquelles la ville de Derbent fut bâtie, dit-on, par Alexandre. C’est l’unique passage de ce côté de la haute Asie, à travers les montagnes escarpées du Caucase. De-là, marchant le long du Volga vers Moscow, cette armée par-tout victorieuse ravagea la Russie. C’étoit prendre ou tuer des bestiaux & des esclaves ; chargée de ce butin, elle repassa le Volga, & retourna vers Genghis-chan, par le nord-est de la mer Caspienne. Aucun voyageur n’avoit fait, dit-on, le tour de cette mer ; & ces troupes furent les premieres qui entreprirent une telle course par des pays incultes, impraticables à d’autres hommes qu’à des Tartares, auxquels il ne falloit ni provisions ni bagages, & qui se nourrissoient de la chair de leurs chevaux.

Ainsi, dans la moitié de la Chine, & la moitié de l’Indoustan, presque toute la Perse jusqu’à l’Euphrate, les frontieres de la Russie, Casan, Astracan, toute la grande Tartarie, furent subjugués par Genghis, en près de dix-huit années. En revenant des Indes par la Perse & par l’ancienne Sogdiane, il s’arrêta dans la ville de Toncat, au nord-est du fleuve Jaxarte, comme au centre de son vaste empire. Ses fils victorieux, les généraux, & tous les princes tributaires, lui apporterent les trésors de l’Asie. Il en fit des largesses à ses soldats, qui ne connurent que par lui, cette espece d’abondance. C’est de-là que les Russes trouvent souvent des ornemens d’argent & d’or, & des monumens de luxe enterrés dans les pays sauvages de la Tartarie. C’est tout ce qui reste de tant de déprédations.

Genghis tint dans les plaines de Toncat une cour triomphale, aussi magnifique qu’avoit été guerriere celle qui autrefois lui prépara tant de triomphes. On y vit un mélange de barbarie tartare, & de luxe asiatique ; tous les chans & leurs vassaux, compagnons de ses victoires, étoient sur ces anciens chariots scythes, dont l’usage subsiste encore jusque chez les Tartares de la Crimée ; mais les chars étoient couverts des étoffes précieuses, de l’or, & des pierreries de tant de peuples vaincus. Un des fils de Genghis, lui fit dans cette diete, un présent de cent mille chevaux. Ce fut ici qu’il reçut les adorations de plus de cinq cens ambassadeurs des pays conquis.

De-là, il courut à Tangut royaume d’Asie, dans la Tartarie chinoise, pour remettre sous le joug ses habitans rébelles. Il se proposoit, âgé d’environ 70 ans, d’achever la conquête du grand royaume de la Chine, l’objet le plus chéri de son ambition ; mais une maladie l’enleva dans son camp en 1226, lorsqu’il étoit sur la route de cet empire, à quelques lieues de la grande muraille.

Jamais ni avant, ni après lui, aucun homme n’a subjugué tant de peuples. Il avoit conquis plus de dix-huit cens lieues de l’orient au couchant, & plus de mille du septentrion au midi. Mais dans ses conquêtes, il ne fit que détruire ; & si on excepte Bozharah, & deux ou trois autres villes dont il permit qu’on réparât les ruines, son empire de la frontiere