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tits corps propres à engourdir la partie dans laquelle ils s’insinuent, soit parce qu’ils y entrent en trop grande quantité, soit parce qu’ils trouvent des routes peu proportionnées à leur figure.

La seconde explication est de Borelli ; sur son simple exposé, elle sera plus du goût des méchaniciens. Il regarde l’émission des corpuscules comme imaginaire ; il dit que lorsqu’on touche ce poisson, il est agité lui-même d’un si violent tremblement, qu’il cause dans la main qui le touche, un engourdissement douloureux. M. de Réaumur a eu beau examiner la torpille dans le tems qu’elle se venge d’être touchée, il n’a pu lui voir aucun mouvement, aucune agitation sensible ; mais il est vrai qu’il se fait alors sur la surface de son corps un changement qui est la cause de l’engourdissement ; voici en quoi consiste ce changement.

La torpille, comme tous les poissons plats, n’est pas néanmoins absolument plate ; son dos ou plutôt tout le dessus de son corps, est un peu convexe ; pendant qu’elle ne produit, ou ne veut produire aucun engourdissement dans ceux qui la touchent, son dos garde la convexité qui lui est naturelle ; mais quand elle veut se disposer à agir, elle diminue insensiblement la convexité des parties de son dos, & les applatit ; quelquefois de convexes qu’elles sont, elle les rend concaves ; c’est précisément dans l’instant suivant qu’on se sent frappé de l’engourdissement.

On voit bien la surface convexe de ce poisson devenir plate ou concave par degrés, mais on ne la voit point devenir convexe ; on voit seulement qu’elle est redevenue telle quand on en est frappé ; on n’apperçoit pas le passage de l’un à l’autre état ; peut-être que le mouvement d’une balle de mousquet n’est guere plus prompt que celui des chairs de cet animal, qui reprennent leur premiere situation ; l’un du moins n’est pas plus aisé à appercevoir que l’autre. C’est de ce coup si subit que naît l’engourdissement qui saisit le bras ; voilà la cause du fait ; il s’agit maintenant de considérer le merveilleux arrangement des ressorts que la nature a employés pour produire cet effet. M. de Réaumur a développé cette admirable méchanique.

Elle dépend de deux muscles fort singuliers qui ont été décrits par ceux qui ont donné l’anatomie de la torpille. Redi & Lorenzini les nomment musculi falcati, muscles faits en maniere de faulx. Concevons la torpille partagée en longueur depuis la tête jusqu’à la queue ; deux grands muscles égaux & pareils qui ont une figure de faulx, l’un à droite, l’autre à gauche, occupent la plus grande partie de son corps, en naissant où la tête finit, & en se terminant où la queue commence. Leurs fibres sont elles-mêmes bien sensiblement des muscles ; ce sont des tuyaux cylindriques, gros comme des plumes d’oie, disposés parallelement, tous perpendiculaires au dos & au ventre, conçus comme deux surfaces paralleles, ainsi qu’ils le sont à-peu-près ; enfin divisés chacun en 25 ou 30 cellules, qui sont aussi des tuyaux cylindriques de même base & de moindre hauteur que les autres, & qui sont pleins d’une matiere molle & blanche.

Quand l’animal s’applatit, il met toutes ces fibres en contraction, c’est-à-dire qu’il diminue la hauteur de tous ces cylindres, & en augmente la base ; quand ensuite il veut frapper son coup, il les débande toutes ensemble, & en leur rendant leur premiere hauteur, les releve très-promptement. Qu’un doigt touche alors la torpille, dans un instant il reçoit un coup, ou plutôt plusieurs coups successifs de chacun des cylindres sur lesquels il est appliqué. Ces coups prompts & réitérés ébranlent les nerfs ; ils suspendent ou changent le cours des esprits animaux ; ou, si l’on aime mieux encore, ces coups produisent dans les nerfs un mouvement d’ondulation, qui ne s’accommode pas avec celui que nous devons leur donner pour mou-

voir le bras : de-là naît l’impuissance où l’on se trouve

d’en faire usage, & le sentiment douloureux.

Il paroît résulter de cette explication, que la torpille n’est en état d’engourdir, que lorsqu’on la touche vis-à-vis des deux grands muscles composés des grosses fibres cylindriques ; aussi tous les physiciens ont-ils expérimenté que c’est vis-à-vis de ces muscles que se font les engourdissemens les plus considérables. Plus les endroits où l’on touche la torpille en sont éloignés, & moins la force du poisson est à craindre. On peut le prendre par la queue sans éprouver d’engourdissement ; & c’est ce que les pêcheurs savent bien : ils ne manquent pas de le saisir par-là. Il faut pourtant avouer qu’à quelque distance des muscles en question, on peut encore être attaqué d’un foible engourdissement. La peau du poisson doit se ressentir du coup des muscles ; elle reçoit un ébranlement qu’elle communique aux parties qui la touchent, du moins si elle est touchée près de l’endroit où elle reçoit l’impression.

L’opinion de ceux qui font dépendre l’engourdissement de l’émission des corpuscules torporifiques faite par le tremble, paroît détruite par les expériences suivantes.

1°. Pour peu que la main ou le bras soient distans de la torpille, on ne ressent aucun engourdissement, comme Lorenzini lui-même en convient. 2°. Si cet engourdissement étoit causé par des corpuscules torporifiques, que la contraction exprime des muscles dont nous avons parlé, l’engourdissement se feroit pendant que les parties du poisson sont contractées, au-lieu qu’il ne commence que quand la contraction cesse. 3°. Si l’engourdissement provenoit de l’émanation des corpuscules torporifiques, il se feroit par degré. comme la main s’échauffe par degré, on comme les piés s’engourdissent par degre. Il croîtroit à mesure que les corpuscules s’insinueroient dans les doigts, dans la main, dans le bras. Il seroit foible au commencement, & deviendroit ensuite plus considérable. Tout le contraire arrive ; l’engourdissement n’est jamais plus fort que lorsqu’il commence, comme le sont toutes les douleurs produites par des coups subits ; & il va toujours en diminuant. 4°. Enfin ce qui démontre que l’émanation des corpuscules torporifiques ne contribue en rien à l’engourdissement, c’est que le doigt distant du poisson d’une ligne, n’en reçoit jamais d’impression, lorsque l’espace qui est entre le doigt & lui, n’est rempli que par un liquide, comme de l’eau ou de l’air. Il faut que cet espace soit occupé par un corps solide que l’on tient, pour que la torpille fasse impression sur le doigt ; ce qui n’arrive que parce que le corps solide communique au doigt l’impression qu’il a reçue de la torpille.

Quoique nous n’ayons parlé jusqu’ici que de l’engourdissement du bras, on voit bien qu’il peut de même se faire sentir à d’autres parties. Le tremble engourdira les jambes, lorsqu’on marchera dessus à piés nuds. Les pêcheurs assurent assez unanimément que cela leur arrive quelquefois en pêchant à la seine, c’est-à dire avec une espece de filet qui se traîne sur les greves, & qu’alors la torpille leur engourdit la jambe, & même les renverse du coup.

Il semble encore qu’on ne peut guere refuser à la torpille la force d’engourdir plus ou moins lorsqu’on la touche avec un bâton ; ce qui s’explique très-bien par la loi de la communication des mouvemens ; &, suivant la longueur du bâton, la vigueur du poisson, la sensibilité dans la personne qui le touche de cette maniere, la sensation de l’engourdissement sera plus ou moins vive.

Les torpilles de l’Amérique produisent l’engourdissement comme les nôtres. L’Amérique a des torpilles ou des poissons d’un autre genre, semblables aux nôtres par leurs effets. Dans les mém. de l’acad. de M. du Ha-